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Iran: élections aux enjeux cruciaux pour le pouvoir


Par Nader Nouri, ancien diplomate, analyste et secrétaire général de la FEMO, participait le 9 février 2016 à un colloque organisé par la FEMO à la Paris School of Business, sur le thème « Iran : quelles perspectives ? ». Voici le texte de son intervention vidéo

« Nous allons avoir une année [2016] difficile... » (Hassan Rohani, entretien avec Le Monde, 29 janvier)

Le 26 Février, deux «élections» auront lieu en Iran simultanément: les élections législatives pour choisir les futurs occupants de 290 sièges que compte l'Assemblée consultative islamique (le Majlis) et celles de l'Assemblée des experts composée de 88mollahs de haut rang, l'institution chargée de la désignation du guide suprême et, en théorie, superviser sa conduite et son action.

Ces « élections » qui seront tenues cette année dans un contexte particulièrement périlleux pour la république islamique, auront également des conséquences importantes pour la région et par ricochet sur la politique internationale, dans la mesure où elles seront décisives pour l'équilibre interne du régime et déterminantes pour son avenir alors même que la guerre des clans a atteint des sommets inédits depuis le renoncement, au moins provisoire, du projet nucléaire visant de toute évidence à fabriquer une arme nucléaire.

Elections ou sélections ?

Avant toute analyse des « élections » législatives, présidentielles ou encore celles de l'Assemblée des experts en Iran des mollahs, il est toujours utile de rappeler ce que sont réellement les élections au sein de cette théocratie qui gouverne, depuis 37 ans, le pays le plus vaste et le plus peuplé du Moyen-Orient sans partage et d'une main de fer. Quelques rappels nécessaires à ce sujet :

1-La nature et le but des élections en Iran sont très différents de celles des pays démocratiques. La République islamique d'Iran étant en réalité le premier vrai Etat islamiste du monde contemporain, sa Constitution basée sur une vision fondamentaliste de la religion musulmane, exclut toute possibilité de la tenue d'une élection en vertu des normes internationalement reconnues.

2-Selon la doctrine officielle de la « tutelle absolue d'un guide suprême religieux » (le fameux principe de « velayat-e faqih »), l'autorité absolue sur les affaires du pays est confiée à ce « guide » issu du clergé, dont une mainmise totale sur le fonctionnement des pouvoirs judiciaire, législatif et exécutif.RouhollahKhomeini fut le premier Guide suprême de la révolution islamique (1979-1989). Ali Khamenei est le Guide suprême « absolue » depuis près de 27 ans,après une révision de la Constitution en 1989, et à ce titre exerce un contrôle total sur les trois pouvoirs dont le législatif.

3-L'article 91 de la Constitution prévoit la prééminence d'un « Conseil des gardiens de la Constitution » (CGC) dont la tâche principale est de valider ou invalider les lois votées à l'Assemblée consultative islamique (le Majlis/ le parlement) selon leur conformité ou non à la doctrine officielle de cet Etat théocratique, basée sur l'application des « lois divines » définies notamment par la charia. Selon l'article 99 de la Constitution, ce même « Conseil des gardiens » est chargé de la surveillance de toute élection tenue en Iran.

4-Le CGC se compose de six théologiens, tous issus du clergé, nommés par le Guide suprême, et de six juristes spécialistes de la « loi islamique » désignés par le chef du pouvoir judiciaire, lui-même nommé par le Guide suprême. En 1991, le Conseil des Gardiens a publié son interprétation de son rôle en ce qui concerne les élections, en déclarant que «la surveillance visée par l'article 90 de la Constitution couvre toutes les étapes des élections, y compris l'approbation ou la disqualification des candidats."

5-La Constitution prévoyant que les partis politiques ne doivent pas violer « les lois islamiques », et que tout candidat devait montrer les preuves de son allégeance sans faille au Guide suprême aussi bien dans ses convictions profondes que dans la pratique, aucun parti ou groupe d'opposition ne peut exister officiellement dans le pays, encore moins participer à une élection. En d'autres termes, il s'agit d'élections entre les éléments loyaux du pouvoir.

6-Ainsi, ceux qui sont « qualifiés » ou « validés » comme candidats aux élections en Iran, ne représentent qu'une partie infime de la population, à savoir, des membres actuels ou anciens du Corps des gardiens de la révolution (les Pasdarans, la garde prétorienne du régime), ceux liés directement ou indirectement à ces derniers ou encore ceux qui ont un intérêt dans le système tout en restant fidèles à l'idéologie officielle et au pouvoir absolu du Guide suprême religieux.

A la lumière des éléments rappelés ci-dessus, la question se pose : organiser un telsimulacre d'élections pour quoi faire ? La réponse est simple : pour maintenir l'équilibre interne du pouvoir entre les différentes factions, redistribuer les cartes et des contreparties jugées nécessaires à la survie du système, tout en projetant une image de la légitimité vers l'extérieur, notamment las pays occidentaux. Ce qui différencie ces factions est avant tout la méthode ou la ligne que chacune propose pour assurer la survie d'une théocratie anachronique et répressive à bout de souffle, face aux défis extérieurs majeurs (l'implication directe dans plusieurs conflits au Moyen-Orient) et surtout à une société au bord de l'explosion après 37 années du règne d'une dictature religieuse embourbée dans d'innombrables crises, économiques, sociales, politiques... Voici ce qui nous ramène aux enjeux des élections du 26 février.

Les enjeux des élections du février 2016

Les circonstances inédites qui entourent ces « élections » sont d'ordre interne et externe.

D'abord le clivage actuel au sommet du pouvoir est sans précédent. D'une part, Ali Khamenei, une majorité des gardiens de la révolution (Pasdarans) et de très nombreuses institutions financières ou religieuses, notamment les « fondations » puissantes qu'ils contrôlent, sont alignées pour préserver le statu quo surtout depuis leur recul sur le programme nucléaire et d'autres part, le tandem Rafsandjani-Rohani avec le soutien de groupes ou individus marginalisés au sein du système réclament leur part du pouvoir, en espérant obtenir une position forte au parlement et en renforçant leur influence à l'Assemblée des experts.

Or, avec la disqualification, ces derniers jours de la plupart de leurs candidats par le CGC, il est peu probable qu'ils gagnent leur pari : Sur 12123candidatures déposées pour 290 sièges du Majlis, 5894 ont été rejetées par les délégations nommées par le CGC à cette fin, car « ne répondant pas aux conditions fixées dans la loi électorale ». La grande majorité de candidatures rejetées appartiennent à la faction Rafsandjani-Rohani.

Pour l'Assemblée des experts, sur 810 candidatures, 165 seulement ont été validée pour un total de 88 sièges. Dans plusieurs circonscriptions, il ne reste qu'un seul candidat en lice et personne pour le concurrencer. Pas une seule femme n'a été acceptée comme candidate à cette assemblée, car selon la vision officielle du pouvoir théocratique, les femmes en général ne possèdent pas la faculté intellectuelle et la compétence nécessaires pour participer au processus de prise de décisions concernant le Guide suprême.

Toutefois, la disqualification qui a attiré toutes les attentions est celle d'Hassan Khomeini, le petit-fils du fondateur de la république islamique, qui se présentait pour l'Assemblée des experts. Le CGC a rejeté la candidature de ce religieux de 42 ans, sous prétexte de l'insuffisance de ses connaissances théologiques lui permettant de participer à la désignation du Guide suprême ou de la surveillance de son action. Les observateurs ont vu dans ce rejet un signe de plus du raidissement de la faction dominante, celle de Khamenei. Mais tout indique qu'il évitera une mise à l'écart totale de la faction rivale comme il l'avait fait lors des élections présidentielles de 2005 à la faveur de l'élection de Mahmoud Ahmadinejad, par crainte d'une réédition des manifestations de 2009 qui ont vite dégénéré en un soulèvement populaire contre les fondements même du régime

Ensuite il faut savoir que le régime des mollahs a été frappé par une crise économique chronique depuis de nombreuses années avant même l'imposition des sanctions internationales renforcées depuis 2012 en raison de la poursuite de son projet nucléaire militaire. Les facteurs principaux qui ont engendré cette crise :une gestion chaotique de l'économie au service d'un projet politique consistant à réprimer toute opposition interne et à « exporter la révolution islamique » dans sa version fondamentaliste chiite , le chômage de masse, la corruption endémique de la classe dirigeante, l'incompétence généralisée des dirigeants économiques, l'absence d'une législation économique digne de ce nom qui pourrait créer la confiance nécessaire pour les entrepreneurs et les investisseurs, le tout aggravé par un programme extrêmement onéreux de la fabrication secrète de l'arme nucléaire et l'implication du complexe militaro-financier du régime dans plusieurs conflits extérieurs...

Le pouvoir islamiste qui gouverne l'Iranest actuellement impliqué dans plusieurs conflits régionaux, en particulier dans la guerre en Syrie, tout en faisant face aux conséquences de l'accord sur le nucléaire à l'intérieur. Les dirigeants du pays, notamment le Guide suprême, Ali Khamenei, tentent désespérément de justifier la présence de leurs forces en Syrie et le nombre élevé de morts parmi les Pasdarans en déclarant que se battre en Syrie est pour éviter à avoir à se battre à Téhéran et à d'autres villes d'Iran. Cela explique leur crainte de voir renverser le régime de Bachar Assad. Or, la poursuite de la guerre en Syrie aux côtés des forces gouvernementales, le soutien apporté au Hezbollah libanais et à d'autres groupes terroristes tels que les milices chiites en Irak et au Yémen deviennent de plus en plus coûteux. Contrairement à la rhétorique ambiante après la levée des sanctions internationales et l'empressement apparent des pays occidentaux pour engager des échanges avec l'Iran, rien n'a changé pour la population iranienne qui souffre, outre la répression de ses libertés fondamentales, du chômage de masse et de l'inflation galopante. C'est peut-être pour cette raison qu'un nombre grandissant des entreprises occidentales expriment déjà des doutes sérieux quant à l'avenir des investissements à long terme en Iran.

Selon un rapport obtenu à partir de sources proches du Corps des gardiens de la révolution (Pasdarans), dans une réunion avec un certain nombre de hauts responsables, dont Rafsandjani et le commandant en chef du Corps des Pasdarans, Khamenei a déclaré:«après moi, il sera plus difficile de parvenir à un consensus sur mon successeur. Ainsi, cette question devrait être résolue tant que je suis en vie. " Certains rapports non confirmés suggèrent également que Khamenei cherche à imposerMahmoud Shahroudi comme successeur. Ce mollah a été pendant dix ans chef du pouvoir judiciaire nommé par Khamenei. Il est également le fondateur de la milice irakienne de la Brigade Badr sur l'ordre de Khomeiny au début des années 80. Cependant, Rafsandjani a récemment évoqué la possibilité de la constitution d'un conseil de leadership, sorte de direction collégiale au lieu d'un Guide suprême unique. Il a même essayé de propulser le petit-fils de Khomeiny devant la scène à cette fin, pour l'instant sans succès comme nous l'avons vu plus haut.

L'aggravation de luttes intestines

Les querelles entre les factions rivales sont actuellement très tendues. Il y a une perception erronée en Occident, qui est fomentée en outre par le régime de Téhéran et ses partisans à l'étranger, qu'il s'agit d'un conflit classique entre une faction « modérée » et les « extrémistes ». Cette perception est due à un manque de connaissances de la nature du régime iranien et du système politique en place.

Les luttes intestines en cours entre les deux principales factions ne sont pas les conséquences de l'affrontement entre deux écoles de pensée ou d'une tentative de parvenir à une véritable réforme, mais le reflet de l'échec d'un système vieillissant qui se trouve dans une impasse et qui est totalement coupé des aspirations de la population iranienne. Autrement dit, la question posée devant les dirigeants du la dictature religieuse au pouvoir à Téhéran n'est guère le choix entre la réforme ou le statu quo, mais la meilleur voie à prendre pour préserver le système et éviter une chute plus probable que jamais. Nous sommes ici face à une crise existentielle stricto sensu où chaque faction prétend que l'approche de l'autre mènera à la chute du régime. Outre demandant sa part du pouvoir, la faction incarnée par le tandem Rafsandjani-Rohani prône une certaine manœuvre tactique en direction de l'Occident, notamment les Etats-Unis, prétendant que toute autre approche menacerait la survie du pouvoir théocratique, alors que Khamenei et ses proches multiplient les mises en garde contre toute ouverture sur le monde extérieur qui pourrait déboucher sur une ouverture à l'intérieur, ce qui selon le Guide suprême signerait l'arrêt de mort de la « République islamique ». Ironiquement, les deux factions ont raison ! Tel est le paradoxe et le dilemme auxquels le régime est confronté : d'une part, celui-ci ne peut plus continuer longtemps le statu quo, et d'autre part, il ne peut pas se permettre un changement significatif de cap.

C'est pour ces raisons que les résultats des élections du 26 février, quels qu'ils soient, ne pourront qu'approfondir la crise interne du régime. Avec le fossé grandissant entre les deux factions, les gouvernements occidentaux trouveront plus de difficultés à faire des concessions au régime et de fermer les yeux sur ses comportements régionaux et ses violations des droits humains. Un économiste lié au régime a récemment prévu que « cette élection est mal venue dans les conditions actuelles, car elle pourrait retarder de deux ans le fin de la récession ». La conjugaison de ces éléments pourrait en outre faciliter l'ouverture d'une fenêtre d'opportunité pour une population qui n'en peut plus pour déclencher un soulèvement de masse similaire à celui de 2009, ce qui est le cauchemar des chefs des deux factions.