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Les conditions de l’émergence de l’extrémisme sous forme de Daech – Par Myriam Benraad

Myriam Benraad, chercheuse associée au centre d'études et de recherches internationales (CERI-Sciences Po) et à l'institut de recherches et d'Etudes sur le monde arabe et musulman, intervenait le 5 février 2015 à un colloque organisé par la FEMO sur le thème : Où va le Moyen-Orient ? Le chaos actuel en Irak et en Syrie a-t-il une solution ? Dans son intervention à la Sorbone, l'auteur de « L'Irak, la revanche de l'Histoire », a développé sa réflexion sur « Les conditions de l'émergence de l'extrémisme sous forme de Daech en Irak et en Syrie ». (Vidéo)

(Extraits:) « Un peu d'histoire : en 2004 le djihadiste qui va prendre la tête de l'insurrection irakienne, dans sa frange dure, c'est un Jordanien, Abou Moussab Al Zarqaoui, qui s'est fait connaitre depuis les années 90 pour avoir côtoyé un certain nombre de grandes figures du djihad international, dont Ben Laden et d'autres. Il va rejoindre l'Irak en 2003 par le Kurdistan et qui va prendre la tête de la branche irakienne d'Al-Qaïda en Mésopotamie, en prêtant allégeance à Ben Laden et devient l'ennemi numéro 1 des Etats-Unis en Irak.

Dans les faits, Zarqaoui s'entoure d'un certain nombre d'Irakiens, il va prendre parts aux deux batailles de Fallujah en 2004 contre l'armée américaine. Fallujah est une ville dans l'ouest de l'Irak qui va devenir le symbole du « martyr Irakien » face à cette occupation américaine, puisque la ville va être totalement rasée. Elle va mettre face à face ces troupes américaines qui s'enlisent et ces insurgés. Et à l'époque, Zarqaoui, avec un certain nombre d'Irakiens, va prendre la tête de la lutte armée.

L'année 2004, c'est particulièrement symbolique, parce que c'était il y a dix ans, et l'offensive de l'Etat Islamique commence en janvier 2014 dans la ville de Fallujah. C'est vrai qu'on a beaucoup parlé de la chute Mossoul en juin 2014, mais en réalité la confrontation commence en janvier à Fallujah, dans cette même ville qui était rasée par l'armée américaine. L'autre message évidemment dans cette offensive et bien c'est : dix ans plus tard nous ne l'avons pas oublié, nous sommes de retour !

Alors, mon livre je l'ai intitulé « la revanche de l'histoire », parce qu'en réalité il est question pour l'Etat islamique de rejouer l'histoire. Il était question de ré-attirer les américains sur le terrain irakien avec toute cette idée que les comptes n'étaient pas réglés. Je rappelle quelles ont été les paroles d'Obama à l'époque : « Nous laissons derrière nous un état souverain, représentatif et stabilisé ». Or, en réalité on a une crise qui est profonde et qui n'a jamais été réglée, y compris sur le plan militaire.

En juin, Mossoul tombe aux mains des djihadistes. C'est une ville aussi symbolique, parce que c'est une ville sunnite, conservatrice, qui a fait les frais de l'occupation américaine et qui a fait aussi les frais de la politique du gouvernement irakien. Puisqu'on a depuis 2003 à Bagdad, un gouvernement qui est majoritairement chiites, qui se compose d'anciens opposants qui ont lutté contre le parti baas et contre Saddam Hussein pendant un certain nombre années. Dont certain nombre de partis islamistes qui ont des liens directs avec l'Iran et qui ont été placé par les Etats-Unis au pouvoir en 2003. Et avec la bénédiction des américains ils se sont lancés dans une politique d'anti-sunnisme - en tout cas cela a été vécu comme tel par un certain nombre de sunnites sur le terrain - et qui a aussi favorisé la montée en puissance de la frange dure Salafiste. Les mêmes Salafistes qui considèrent que les chiites sont des mécréants et que finalement ces même chiites sont arrivés au pouvoir à Bagdad sur les chars américains.

La revanche

Donc voilà une symétrie dans les adversaires. D'ailleurs, dès 2004 Al Zarqaoui va dire que 'les chiites sont au même titre que les américains nos ennemis en Irak'. Alors ça c'est une évolution dans la lutte, par ce qu'au départ l'adversaire premier ce sont les américains, et dès 2004 Zarqaoui va confessionnalisme le combat armé en disant finalement l'Irak est devenu aujourd'hui une antenne de l'hégémonie 'hégémon' iranien dans la région avec ce pouvoir impie en place à Bagdad avec l'aide des américains et donc il nous faut le renverser.

La revanche qui intervient 10 ans plus tard, est d'abord c'est une revanche militaire. Elle est vécue comme telle par les sunnites qui ont faits les frais des opérations militaires américaines dans la région, qui ont été traqué dans le cadre de la campagne de dé-baasification consistant à se débarrasser du parti Baas et de ses représentants. En réalité ça s'est traduit par des campagnes militaires très féroces dans ces mêmes régions sunnites qui sont aujourd'hui sous la coupe de l'Etat islamique. Et, dans la perspective des salafistes c'est aussi la reconquête militaire du domaine de l'islam sunnite, qui est l'orthodoxie à leurs yeux, la seule voie possible sur le modèle des conquêtes militaires historiques des premiers compagnons du prophète dans cette même région.

Donc, toutes ces exactions, cette ultra violence qui est mis en œuvre, l'idée c'est de l'opposer finalement a été le « blitz krieg » américain en 2003. Ces opérations qui ont été particulièrement virulentes, à cette humiliation, on y oppose finalement une conquête militaire ultra violente visant à marquer les esprits. On l'a vue avec la chute de Mossoul en juin, on l'a vu ensuite avec les exactions qui ont été perpétrées contre l'armée irakienne, de soldats qu'on a abattus sommairement dans des fausses communes. Il y a eu un certain nombre de symboles qui ont été renvoyés et qui consistaient pour l'Etat islamique à dire « nous sommes la nouvelle armée conquérante qui ne craint rien ». L'idée, en y engageant les occidentaux et les américains, c'était évidemment d'aller directement à la confrontation à mort avec les occidentaux et en particulier les Etats-Unis. On n'est pas dans une logique de négociation, on l'a vu avec les otages japonais, on l'a vu avec le pilote jordanien qui a été brûlé vif. Tout ça c'est du bluff. Les partisans de l'Etat islamique sont partis pour une lutte à mort.

La symétrie

La deuxième revanche, elle est politique. Par ce que comme l'indique le nom de cette organisation « l'Etat islamique » c'est bien la négation de tout ce qui a été mis en place depuis 2003, cet état reconstruit sous tutelle américaine avec un certain nombre d'anciens opposants chiites et kurdes au pouvoir. On balaye ça d'un revers de main et on crée « un état islamique légitime » pour les sunnites. Ces mêmes sunnites qui ont été dépossédés du pouvoir, humiliés, marginalisés etc. C'est le prélude à la restauration du Califat. Autre symbole : Aboubakr Al-Baghdadi. Aboubakr c'est le premier calife dans l'histoire de l'Islam. Dès le 29 juin, depuis la mosquée de Mossoul, il proclame la restauration du Califat, qui nie les frontières coloniales, qui nie les Etats en place et les régimes politiques qui sont, encore une fois, des régimes « alliés à l'occident » ou des « régimes mécréants ». Qu'il s'agisse de la Jordanie, de l'Arabie saoudite ou de l'Égypte, tout cela doit être balayé. Au-delà de la revanche politique, on a aussi une revanche économique, dont on parle moins. Toute cette économie de guerre qui a été mis en place par l'Etat islamique, avec la contrebande du pétrole, tout le système d'extorsion. L'imposition aussi d'une fiscalité propre dans les territoires qui ont été conquis. La reprise en main de l'activité agricole locale etc. Tout cela, c'est une manière aussi de dire : ce dont on nous a dépossédé on le reprend pas la force ! (...)

Donc voilà pourquoi je crois qu'on est vraiment face à un problème très complexe et je finirai par dire une chose : Dans la mesure où l'Etat islamique a centré tout son discours sur ces notions d'humiliation et de revanche - et j'ai écrit une tribune dans Libération là-dessus - on touche à l'universel, quand on touche à ce type d'émotion. Et donc il n'était pas finalement surprenant de voir que des jeunes dans nos sociétés - qui souffrent finalement eux même, qui se sentent humiliés, marginalisés, opprimés, quand on est dans le domaine de l'émotion on est dans le domaine de l'universel - face à un groupe qui a cette machine de propagande. Ces films ultrasophistiqués qui offrent aussi « la grande aventure » moderne à des jeunes qui sont insatisfaits ou en crise pour différentes raisons. Voilà la raison pour laquelle on a aujourd'hui plus de mille ressortissants français dans les rangs d'Etat islamique. Parce que cet Etat islamique promet précisément un horizon, une revanche sur la vie etc. Et c'est vraiment central dans le discours des djihadistes.

C'est ce qui explique aujourd'hui on est passé vraiment à un autre stade du djihadisme avec l'accessibilité des contenus en langues françaises et anglaises sur internet, l'offre de radicalisation avec un groupe qui est très sophistiqué et très cohérent dans ce qu'il dit, dans l'usage des symboles, qui sont des symboles très forts, avec « la tunique orange de Guantanamo » etc.. Les premiers artisans de cette propagande aujourd'hui sont des occidentaux. On sait que les occidentaux jouent un rôle instrumental et extrêmement important.

Donc on est en fait au-delà des configurations usuelles traditionnelles, on est passé à un autre monde et on peut s'attendre à une bataille de longue haleine sur le terrain, mais aussi sur le plan idéologique. Parce que c'est aujourd'hui considéré comme « une cause juste » par un certain nombre d'individus et « la grande aventure du monde moderne », quel que soit le jugement finalement que l'on porte. Évidement on porte un jugement moral qui est très négatif, mais il faut s'interroger quand même sur cette symétrie systématique qui est établie entre la barbarie qu'on leur prête et les symboles de « notre propre barbarie ». Il faut le dire, c'est signifiant, ce n'est pas un phénomène résiduel.