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Bahreïn : 35 ans de relations tumultueuses avec l’Iran des mollahs (Première partie)

Par Nader Nouri

Le 4 janvier, le Royaume de Bahreïn rompait ses relations diplomatiques avec Téhéran, quelques jours seulement après la rupture des relations entre ce-dernier et l'Arabie saoudite. De nombreux commentateurs ont qualifié cette décision du gouvernement bahreïni comme simple acte de solidarité avec Riyad qui avait vu son ambassade à Téhéran et son consulat à Meched mis à sac et incendiés par des éléments liés au régime iranien, suite à l'exécution d'un membre du clergé chiite saoudien accusé d'avoir « fomenté un complot contre le Royaume ». Or, les raisons profondes de cette rupture entre Manama et Téhéran remontent bien aux premières années de la prise du pouvoir par Khomeiny et ses mollahs en Iran, après la révolte antimonarchique des années 1978-1979.

L'exportation de l'idéologie Khomeiniste

L'article 154 de la Constitution de la République islamique prévoit clairement l'exportation des « valeurs, principes et idéaux » de la révolution islamique à tous les pays au sein desquels « les populations opprimées sont sous le joug de l'arrogance mondiale », en aidant ces populations à se libérer de l'oppression. Ainsi, la mission universaliste que s'attribue la dictature religieuse au pouvoir en Iran est ancrée, sans ambiguïté, dans sa loi fondamentale. Dans un rapport à ce sujet publié le 11 mars 2011 (au beau milieu du « printemps arabe »), l'agence de presse officielle Fars, proche du Corps des gardiens de la révolution islamique (CGR-pasdarans), écrivait :

« Cet article de la Constitution prend ouvertement au défi l'ordre mondial actuel (...) au point que la plupart des chercheurs islamologues reconnaissent la révolution islamique en Iran comme le moteur de l'Islam politique et des mouvements qui émanent de ce phénomène...Par ce principe, le [régime islamique en Iran] à le devoir de soutenir les nations opprimées...En effet, les peuples des pays comme le Liban, l'Irak, la Tunisie, la Palestine, la Syrie, le Bahreïn, le Yémen, la Libye, l'Egypte...ont été incontestablement influencés par la révolution islamique...Aujourd'hui, trois décennies après l'émergence de cette dernière, nous assistons à la victoire de ses valeurs et idéaux parmi les peuples de la région contre leurs oppresseurs...» (source : « Un nouveau regard sur la place de l'exportation de la révolution islamique dans la Constitution», groupe de débats et analyses, l'agence de presse Fars, le 11 mars 2011)

Ainsi, dès les premiers mois après la prise du pouvoir par Rouhollah Khomeiny, suite à la chute de la monarchie, le nouveau régime s'est employé à mettre en œuvre ce que ses dirigeants qualifiaient de politique de « bast » (l'extension du domaine de la « révolution »). Dans un premier temps, trois pays arabes de la région ont été désignés comme cibles prioritaires, parce qu'ils comptent soit une majorité, soit d'importantes populations, de confession chiites, et susceptibles d'être plus sensibles aux messages diffusés par la machine de propagande de Téhéran les incitant à se révolter contre leurs gouvernements : l'Irak, le Liban et le Bahreïn.

Le cas spécifique du Bahreïn

L'Iran et le Bahreïn occupent des positions stratégiques très importantes des deux côtés du Golfe persique : l'Iran est, pour des raisons évidentes, au cœur des problèmes géostratégiques dans la région et au-delà. Le Bahreïn est situé au centre du Golfe persique et revêt d'une importance géopolitique. Ce royaume abrite la principale base navale américaine dans cette région.

Au cours de son histoire, ce petit archipel, dont l'île de Bahreïn constitue la partie principale de son territoire, a été tour à tour gouverné par les perses, les arabes, les portugais, à nouveau par les perses (les Safavides depuis 1602) et, enfin, placé sous un mandat britannique vers la fin du 19ème siècle.

Jusqu'à la fin des années 1960, l'Etat iranien considérait le Bahreïn - qui abrite une importante communauté d'origine persane et où plus de 50% de la population est de confession musulmane chiite - comme la 14ème province de l'Iran. Avec l'annonce du retrait des forces britanniques de la région en 1971, et suite au rapport d'une mission d'enquête de l'ONU chargée par U Thant, le Secrétaire général de l'époque, pour sonder l'opinion des habitants de l'archipel, confirmant la volonté d'indépendance exprimée par la société civile, le régime du chah d'Iran réalisant les bénéfices des liens commerciaux et politiques avec un Bahreïn indépendant, a été le premier à reconnaître le nouvel Etat de Bahreïn. De 1971 à 1979, des relations bilatérales se sont développées rapidement, et furent renforcées par les visites des hauts responsables de deux pays, ainsi que par la signature de plusieurs accords économiques, culturels et commerciaux.

Changement de donne avec l'avènement du régime de Khomeiny

Bahreïn est aujourd'hui membre de l'ONU, de l'Organisation mondiale du commerce (OMC), de la Ligue arabe, du Mouvement des non-alignés, de l'Organisation de la coopération islamique (OCI) et est l'un des membres-fondateurs du Conseil de coopération du Golfe (CCG). Ce pays est reconnu par la Banque mondiale pour son économie à haut revenu (high-income economy), et présente un indice de développement humain (IDH) élevé, classé 44ème à l'échelle mondiale en 2014. La politique étrangère de ce pays est basée essentiellement sur les relations pacifiques avec le monde extérieur, particulièrement avec son environnement immédiat. Manama adhère toujours aux décisions collectives prises dans le cadre de l'ONU, de la Ligue arabe, de l'OCI et bien sûr le CCG.

En septembre 1979, quelques mois seulement après l'installation du régime de Khomeiny à Téhéran, Sadegh Rohani, un important membre du clergé iranien, déclarait que Bahreïn faisait toujours partie intégrante de l'Iran, accusant Manama de réprimer son peuple, ajoutant que le parlement iranien, qui avait voté le renoncement à la souveraineté iranienne sur l'archipel en 1971, était illégitime et que l'Iran considérait toujours le Bahreïn comme sa 14ème province. Malgré les propos conciliants du premier ministre du Bahreïn, affirmant la volonté de son pays d'entretenir des relations de bon voisinage avec le nouveau régime iranien, basées sur la confiance mutuelle, Sadegh Rohani a réitéré sa déclaration le 24 septembre 1980, promettant « l'annexion » du Bahreïn à l'Iran, à moins que ses gouvernants n'« établissent un gouvernement islamique semblable à celui instauré en Iran ».

La suite des événements montrera que cette ligne restera au cœur des desseins du régime de Téhéran concernant le Golfe persique en général, et le Bahreïn en particulier, même si Sadegh Rohani, figure notable au sein de l'académie théologique (Hawza) de Qom, entrera en opposition « silencieuse » au pouvoir islamiste en place pour bien d'autres raisons ayant trait avec la politique intérieure iranienne.

En dépit d'une accalmie et de l'esquisse d'une normalisation - suite à la visite du vice-premier ministre, suivie par celle du ministre des Affaires étrangères du gouvernement provisoire iranien à Manama, le 13 décembre 1981 -, les autorités bahreïnis annoncent l'arrestation d'un groupe de saboteurs qui s'étaient entraînés en Iran. Le ministre bahreïni de l'Intérieur a même souligné que les membres de ce réseau lié à un certain « Front de libération de Bahreïn » dont le bureau central se trouve à Téhéran, cherchaient à assassiner des personnalités bahreïnies, et à fomenter un complot de coup d'Etat à Manama. Bien qu'aucun ressortissant iranien ne fut arrêté pour avoir été en lien avec ce complot, les autorités bahreïnis ont toujours affirmé, preuve à l'appui, que le régime des mollahs était derrière cette première tentative majeure de déstabilisation (Kechichian, Joseph A., Iran, Iraq, and the Arab Gulf States, New York, United States: Palgrave, 2001)

Un plan complexe de déstabilisation

Ce qui suit constitue l'un des multiples fragments d'un plan complexe élaboré par les autorités de Téhéran et visant à déstabiliser le Royaume de Bahreïn, aussi bien avant qu'après les événements liés au printemps arabe qui ont secoué ce-dernier en 2011, et avec pour objectif d'y installer un pouvoir inféodé aux mollahs de Téhéran, tel que l'Irak de Nouri al-Maliki ou le Hezbollah libanais. Le but stratégique du régime khomeyniste est de prendre pied dans la péninsule arabique en manipulant les populations chiites, majoritaires dans certaines parties de cette région, pour s'assurer une position hégémonique, grâce notamment à la propagation de l'islamisme radical sous sa version chiite, allant des deux côtés du Golfe persique au Proche et Moyen-Orient jusqu'aux côtes méditerranéennes :

Ces fragments, placés l'un après l'autre, dévoilent le puzzle d'un vaste plan de déstabilisation :

- La création du « Hezbollah du Golfe » en 1984 par le CGR (pasdarans) ;

En 1984, le régime de Khomeiny crée un corps armé appelé « le Hezbollah du Golfe », qu'il place sous le commandement du général de brigade du CGR, Mohammad-Mostafa Najjar qui avait séjourné au Liban depuis 1982 en tant que premier chef de pasdarans dans ce pays. Najjar sera plus tard nommé ministre de l'Intérieur du gouvernement de Mahmoud Ahmadinejad (2005-2013).

- Le « Hezbollah du Golfe » sera ensuite mis sous la tutelle de la Force Qods (force extra-territoriale des Pasdaran), après la création de cette dernière par le Corps des pasdarans en 1990. Parallèlement à cela, le 6ème corps de la Force Qods, placé sous le commandement du général de brigade du CGR, Ahmad Sharifi, a pour mission d'exporter le terrorisme et de soutenir le renversement des gouvernements en place dans les pays du Golfe persique. Le général Sharifi jouera ainsi un rôle actif dans les troubles internes du Bahreïn en 1993. Il sera également le chef de l'opération terroriste contre la Tour Khobar en Arabie saoudite en 1996.

Depuis 2004, le dossier du Yémen, tout comme celui du Bahreïn, est entièrement géré par le général de brigade du CGR Amirian. Il dirige, en effet, la branche de la force Qods qui traite en particulier des pays du Golfe persique et de la péninsule arabique.

- La création d'un « think tank » sous l'appellation d' « Andicheh-sazan-e Nour » [littéralement « bâtisseurs des pensées lumineuses »] qui traite des questions politiques de la région du Golfe persique au sein de la Force Qods. Dirigée par le général de brigade Saadollah Zareï, cette entité comporte plusieurs branches, une première s'occupant de la région du Golfe persique, une seconde étant un comité pour l'Afrique du nord, une troisième travaillant quant à elle sur le Moyen-Orient en général. « Andicheh-sazan-e Nour » fournit des renseignements et des analyses au sujet du Bahreïn, à la fois au Bureau du Guide suprême, aux chefs des trois pouvoirs, au QG du Corps des pasdarans ainsi qu'à celui de la Force Qods. Un certain Mirabian, qui a déjà effectué des séjours au Bahreïn, en Arabie saoudite et en Irak, travaille également sur les affaires du Bahreïn au sein de cette entité.

- La décision du Conseil supérieur de la sécurité du régime iranien (le CSSN)

Suite aux troubles qui ont secoué Bahreïn en avril 2011, le CSSN a décidé que Téhéran - tout en évitant ce qui pourrait apparaître, au vu de ses agissements dans le passé, comme une ingérence directe ou trop ouverte - devait s'investir dans « le processus de changement au Bahreïn » qui semblait irréversible dans le sillage des révoltes du « printemps arabe ». Il fallait alors, selon cette décision, réactiver les opérations secrètes par le biais des pasdarans et de la Force Qods.

Il convient de souligner que depuis le début de la crise au Royaume de Bahreïn en février 2011, Khamenei en personne a évoqué cette question au cours de 17 discours, entre mars 2011 et juin 2012, soulignant que l'intervention au Bahreïn était un « droit » et un « devoir » pour le système « Velayat-e Faqih » [régime du Guide suprême religieux]. Suite aux déclarations du guide, d'autres dirigeants du régime ont exprimé le souhait de voir le gouvernement bahreïni renversé et ont réclamé son annexion à l'Iran. Ainsi, par exemple, le Ahmad Jannati, l'imam ad intérim de la prière de vendredi à Téhéran a déclaré, lors de son discours du vendredi 8 juillet 2011 : « Le Bahreïn doit être conquis par l'islam et les musulmans pour pouvoir vaincre les troupes américaines qui [y sont présentes] dans des uniformes saoudiens ».

- Les agissements de Téhéran au Bahreïn par le biais du Hezbollah libanais :

Suite à la décision du CSSN, la Force Qods mobilise des éléments du Hezbollah libanais au Bahreïn sous couvert des relations commerciales, liens familiaux, etc. Ainsi, selon une information en provenance de l'Iran, en février 2015, le Dr. Rached al-Rached, un dirigeant du mouvement « Tayyar al-amal al-eslami » qui œuvre pour le renversement du gouvernement bahreïni, a quitté Bahreïn pour se rendre en Iran en 2011, et s'installer à Téhéran. Le gouvernement de Manama l'a déchu de sa nationalité bahreïni. A Téhéran, il agit sous la responsabilité du général Amirian, un des adjoints de Qassem Soleimani. La Force Qods organise des séminaires aux universités de Meched, Qazvin, Ispahan ou Chiraz afin qu'il donne des cours ou des discours au sujet de la « révolution en marche au Bahreïn ». Il bénéficie de moyens importants (comme une heure d'émission par jour diffusée par les chaînes de télévision de langue arabe Al-Alam (financé par Téhéran) et Al-Manar (lié au Hezbollah libanais) pour faire avancer l'idée d'une révolution islamique sur le modèle iranien au Bahreïn.

En 2014, Qassem Soleimani, chef de la Force Qods, informe Al-Rached que le dossier du Bahreïn avait été transféré au Bureau de Hassan Nasrallah, chef du Hezbollah libanais. Al-Rached se rend alors à Beyrouth où il désigne, Cheikh Hassan Hamadeh, un des adjoints de Nasrallah, comme le responsable des affaires du Bahreïn.

- Le régime iranien use de son puissant réseau d'influence en Irak pour agir au Bahreïn

En exécution des décisions du CSSN, Qassem Soleimani, chef de la Force Qods, a demandé aux responsables de cette dernière d'inclure la situation au Bahreïn dans toutes leurs rencontres avec les autorités irakiennes les incitant à apporter leur soutien politique voire militaire, aux auteurs des émeutes du Bahreïn. Lors de la visite à Téhéran, en avril 2011, de Faleh Fayaz, conseiller du gouvernement de Bagdad pour la sécurité nationale, un responsable du CSSN pour les affaires extérieures et de sécurité lui a expliqué que l'insurrection des chiites du Royaume s'étant trouvée dans une impasse, après l'intervention militaire des Saoudiens, et puisque l'intervention directe de l'Iran dans ce pays est susceptible de provoquer des réactions régionales et internationales, alors il faudra que l'Irak, la Syrie et le Hezbollah mettent en œuvre les moyens nécessaires, en coordination avec l'Iran, pour briser cette impasse. Des chefs de la Force Qods ont également souligné, lors d'une rencontre avec Ibrahim al-Ja'afari (l'actuel ministre irakien des Affaires étrangères) le rôle que pourrait jouer le Parti irakien al-Dawa pour intensifier la crise au Bahreïn, insistant sur le fait que l'insurrection au Bahreïn devait se poursuivre par des actions armées.

-L'utilisation des groupes d'opposants bahreïnis installés en Iran et leurs deux tendances (ceux qui œuvrent pour le renversement du système du pouvoir à Manama, et ceux qui prônent une réforme du système), les voyages en Iran des chefs de groupes d'opposants bahreïnis, à commencer par celui du cheikh Issa Ahmad Qassem, représentant de Khamenei et d'Ali al-Sistani au Bahreïn ; la tenue de la sixième session de l'Assemblée mondiale de réveil islamique à Téhéran, à laquelle a assisté Seyed Majid Mach'al, l'un des dirigeants de la communauté chiite de Bahreïn, montrent clairement que la République islamique du guide suprême n'a, en rien, renoncé à attiser les affrontements internes au Bahreïn jusqu'à la réalisation de son objectif final d'annexion de l'archipel qui lui donnerait une assise stratégique précieuse dans le Golfe persique et la péninsule arabique.

Après Sanaa, le tour de Manama avant celui de Riyad :

C'est ainsi que le général de division Rahim-Safavi, conseiller militaire de Khamenei, a fait les déclarations suivantes, lors d'une réunion avec de hauts responsables de la Force Qods pour expliquer la politique du guide concernant le Bahreïn : « Nous tenons actuellement 4 capitales de la région. Il suffit que nous toussions avant que Manama devienne la cinquième capitale tombée entre nos mains. La situation au Yémen nous a empêché jusqu'ici de s'emparer de Manama. Après le Bahreïn nous entamerons la phase qui concerne l'Arabie saoudite. ». Le rôle de la formation Al-Wefaq, le parti le plus proche du régime de Téhéran, dont le secrétaire général, Ali Salman, récemment arrêté et condamné à neuf ans de prison, et qui se pose en opposant modéré, a été souligné comme étant l'élément avec le potentiel le plus fort pour la réalisation du plan du guide suprême.

- En octobre 2015, la découverte d'un atelier de fabrication d'explosifs dans un village au sud de Manama, qui avait déjà produit 1.5 tonne d'une matière explosive extrêmement puissante, ne peut que renforcer les soupçons existants sur la poursuite des opérations de déstabilisation visant le Bahreïn par le Guide suprême du régime iranien et ses pasdarans, notamment la Force Qods.

À suivre...