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« Où vont le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord ? »

15/05/2014

Colloque de la FEMO à l'Université Paris I, Panthéon La Sorbonne

Alors que l'actualité est focalisée sur les actes de barbarie d'organisations comme Boko Haram en Afrique, la Fondation d'Etudes pour le Moyen-Orient a tenu à la Sorbonne un colloque sur l'avenir du Moyen-Orient et de l'Afrique du Nord. Lors de ce colloque qui s'est tenu le 15 mai 2014, les spécialistes sont intervenus pour apporter un éclairage sur la zone particulièrement mouvementée du Maghreb à l'Iran en passant par la Syrie et l'Irak.

Les intervenants se sont interrogés sur les interférences régionales et internationales pour savoir si l'influence du fondamentalisme religieux aura raison du réveil des peuples de la région.

La note optimiste a été celle du Pr. Pierre Vermeren, historien, professeur à Paris 1 et spécialiste du Maghreb qui a évoqué l'évolution de la constitution tunisienne et la manière dont la société tunisienne et ses protagonistes ont pu éviter jusqu'à présent une confrontation violente et ont trouvé une voie de sagesse dans le compromis de cette constitution équilibrée.

Autre regard vers l'Iran, pour le président de la FEMO, François Colcombet, qui a longuement étudié la constitution de la république islamique, les raisons du blocage de cette constitution reste le principe du pouvoir absolu d'un Guide suprême religieux. Ce blocage interdit toute évolution profonde de la République islamique.

Bertrand Delais documentariste et journaliste qui a récemment écrit «Iran : un brasier sous les cendres», a évoqué l'état du délabrement économique en Iran et une situation sociale explosive où les réseaux sociaux restent un mouvement fort malgré la répression sévère. Il a conclu que le régime ne survivra pas à une crise comparable au mouvement de révolte de 2009.

Yves Thréard, éditorialiste au Figaro, a analysé le laxisme des puissances occidentales face aux dangers intégristes dans la région, particulièrement critique à l'égard de la politique du Président Obama envers la crise syrienne et iranienne, un Obama qui selon lui n'a pas vu venir le printemps arabe. Il souligne par contre une note positive dans l'engagement de la France dans la région tant à l'époque de Nicolas Sarkozy qu'à celle de François Hollande, particulièrement en ce qui concerne l'Afrique. Yves Thréard estime que la politique étrangère d'Obama sera jugée à l'aune de la négociation avec l'Iran.

Antoine Basbous, directeur de l'Observatoire des Pays Arabes, qui a souligné l'alliance réelle entre la Syrie d'Assad et la République islamique a été particulièrement convainquant sur les racines suspectes de l'organisation de l'Etat Islamique d'Irak et du Levant (EIIL appelé Daeche en arabe) dont les dirigeants sont issus des extrémistes libérés des prisons d'Assad, pour justement balayer et discréditer l'opposition syrienne modérée.

Frédéric Encel, professeur à l'ESG Management School et maître de conférences à Sciences-Po s'est penché sur les élections irakiennes soulignant que l'Irak est en état insurrectionnel et un problème en termes de stabilité pour le Moyen-Orient. Critique également à l'égard de la politique d'Obama, Frédéric Encel a estimé que dans toutes les crises la politique d'Obama est l'apaisement, sans montrer les muscles.

L'ancien diplomate, Nader Nouri, secrétaire général de la FEMO a conclu ce colloque et relevé les points communs entre la révolution iranienne et les étapes qui se succèdent après le printemps arabe dans les pays de la région. Il a relevé un mouvement de balancier, entre récupération des révoltes par les organisations islamistes structurées et réaction des masses et des mouvements laïcs. Ce mot de la fin était porteur d'un message d'espoir avec l'émergence d'un véritable mouvement culturel et idéologique en Iran et dans le monde arabo-musulman qui s'affirme comme l'antithèse du fondamentalisme et repousse la mainmise de la religion sur le pouvoir.

La crise syrienne et l'influence iranienne-par Antoine Basbous

Intervention d'Antoine Basbous au colloque de la FEMO: "Je vais commencer par m'interroger sur la genèse, sur le mystère d'une alliance entre un régime soit disant laïque, le Baas en Syrie, et une République islamique qui veut exporter sa révolution partout et à travers les communautés chiites. A vrai dire, c'est une grande duperie, l'alliance est bien réelle, elle est fondée sur la dissimulation, ça veut dire qu'on met en vitrine quelque chose pour appâter.

En Syrie, on ne peut pas dire qu'il y a un régime alaouite qui est mis en place, il faut dire que c'est un régime laïc, mais derrière la laïcité, c'est une petite communauté minoritaire qui va contrôler l'ensemble des pouvoirs et surtout tout ce qui est sécuritaire, armée, renseignement, politique intérieure, etc. Et de l'autre coté, cette Syrie laïque trouve le moyen d'être le premier allié de la République islamique d'Iran. Et quand l'opportunité se présente, c'est-à-dire en 1980 quand un autre parti Baas est entré en guerre avec la République islamique, de 80-88, les frères du Baas syrien se retrouvent alliés ouvertement de la République islamique d'Iran, et était le seul pays arabe à l'être.

En attendant, il y a une épisode qui est croustillant, c'est-à-dire que pour rentrer les alaouites dans l'islam régulier, il y a un imam d'origine iranienne qui est venue s'installer au Liban, imam Moussa Sadr, qui a édicté une fatwa, et dans laquelle il disait (c'était en 1972, deux années après l'arrivé d'Assad au pouvoir) les alaouites sont une branche du chiisme. Et donc la réalité de cette alliance est une alliance entre diverses factions chiites qui s'étendent de la Caspienne jusqu'à la Méditerranée. Et derrière tout ça, on a assisté à une émergence dans un pays voisin qui était occupé par la Syrie, c'est-à-dire le Liban, à la création d'Amal, parti chiite et puis d'Amal islamique, parti chiite plus engagé, et puis du Hezbollah. Le secrétaire général adjoint de Hezbollah a écrit un livre (qu'on ne trouve plus sur le marché) dans lequel il disait que c'est dans le bureau de l'ayatollah Khomeiny, en novembre 1983, en citant les huit personnalités présentes, que Khomeiny de sa propre main a signé le décret créant le Hezbollah libanais.

Et donc on se retrouve ainsi avec une alliance fondamentale qui remonte à l'arrivée des alaouites au pouvoir en Syrie, mais qui n'a fait que se renforcer avec le temps avec une batterie d'alliances stratégiques qui se sont étendues jusqu'en 2006 et 2007.

Alors en 2005, il y a eu l'assassinat du premier ministre libanais Hariri et c'était le premier tsunami arabe qui n'a pas réussi, malheureusement. Et le tiers de la population du Liban est sorti dans la rue pour réclamer l'expulsion de l'armée syrienne. Il y avait un environnement international qui a pesé et l'armée syrienne s'est retirée du Liban. A ce moment-là, l'alliance s'est maintenue avec un avantage au Hezbollah, ça veut dire la branche iranienne alliée à la Syrie qui était plus déterminante au Liban.

Mais les voilà, ces alliés reprennent très vite la main avec la guerre de 33 jours de juillet-aout 2006 dans laquelle le Hezbollah avait pris l'initiative d'une attaque contre Israël et il a réussi à entretenir cette guerre pendant 33 jours. Au dernier jour il y avait autant de missiles qui tombaient sur Israël que pour huit jours. Et de ce fait, ils ont repris l'initiative, Syriens et Iraniens, ils se sont réinstallés en force au Liban et ont réussi à dicter leur volonté.

Donc 2008, c'est le Hezbollah qui vient s'installer dans le Beyrouth sunnite qui contrôle, qui après avoir mis la main sur les sujets stratégiques, la sécurité, la défense, les relations internationales du Liban, vient occuper Beyrouth-ouest, la partie sunnite, là où il y a beaucoup d'institutions gouvernementales et de menacer également la montagne druze, pour en fait dire je suis le pouvoir exclusif. Et cette réalité ce poursuit aujourd'hui.

Et nous voilà arrivés très vite à 2011 et le premier tsunami syrien et c'est là où cette alliance va éclater au grand jour. Nous avons vus les généraux iraniens, pasdarans, disant nous ne laisserons pas tomber le régime allié d'Assad. Nous avons entendu Khamenei (le guide suprême du régime iranien) dire qu'il y va de la survie de l'Iran que de maintenir le régime d'Assad en place. Et ont a vu arriver les pasdaran, les experts, les armes, les munitions, utilisant ou bien l'Irak par voie aérienne ou par voie terrestre ou encore l'aéroport de Beyrouth qui est entièrement, exclusivement sous le contrôle du Hezbollah, même si à l'aéroport on voit quelques képis libanais qui sont là simplement pour le décor et la vitrine. Et donc le prétexte côté libanais, côté Hezbollah c'est de défendre les sanctuaires chiites menacés en Syrie notamment celui du Seyeda Zeinab au sud du Damas, à côté de l'aéroport. En même temps, l'engagement iranien n'est pas simplement à travers les forces iraniennes, à travers notamment la force al-Qods qui est dirigée par général Ghassem Soleimani, homme fort du régime - je dirais numéro deux du régime iranien. Mais aussi ils ont envoyé beaucoup de milices, brigades irakiennes, celle d'Abulfazl Al-Abbas, les hommes de Maliki, des chiites Houssi yéménites. En bref c'est un peu l'internationale chiite du djihad au côté d'Assad.

Nous avons assisté à quoi depuis 2011 ? A l'engagement total de trois puissances : Assad représentant le régime syrien, la Russie qui protège la Syrie au conseil de sécurité en utilisant ses vétos avec l'envoi d'armes, de munitions, de soutien logistiques et même d'experts. L'Iran engagé avec des moyens financiers bien que sous embargo, sous sanctions avec les pasdaran, avec toute sorte de milices pro-iraniennes. Tout cela c'est pour avoir une politique de terre brulée.

La stratégie profonde est la suivante à mon sens. Je suis convaincue que l'Iran, le régime iranien sait au fond de lui que le régime d'Assad est cramé ; il ne peut ne pas le sauver. Il se dit la chose suivante : il y a une opportunité que nous constituions avec la Russie et Assad une troïka puissante, décidée, déterminée, qui n'a pas froid aux yeux et qui veut user de tous les moyens pour réussir.

Et en face, il y a le camp des mous, des Occidentaux, de ce brave et brillant avocat américain, qui s'appelle Obama, qui promet, menace et recule et une coalition occidentale qui était à 111 Etats amis de la Syrie et qui se retrouve maintenant à 10 ou 11 qui va en reculant. Il y a une opposition syrienne déstructurée, qui est divisée, qui est sans tête et qui n'a pas de vision. Et surtout cette alliance a créé quelque chose de monstrueux, ça s'appelle Daech. Ça veut dire l'Etat islamique en Iraq et au Levant. Les dirigeants de Daech ont été libérés des prisons d'Assad en décembre 2011. Alors que ces prisons regorgent d'innocents, le voilà, Assad, qui s'attendrit sur des djihadistes qu'il avait envoyés en Irak pour combattre des Américaines et il en a besoin. Donc il les remet sur marché pour leurs donner une deuxième vie, leur donner du nouveau du service.

Et les voilà qui sont rejoints par des frères iraniens, plutôt djihadistes installés en Iran ; parce que rappelez-vous cet épisode : en 2001, quand les Américains avaient attaqué Afghanistan, Al-Qaïda s'est scindé en deux parties. L'une s'est réfugiée au Pakistan et l'autre s'est repliée sur l'Iran. Et Al-Qaïda-Iran, qui s'est s'installé dans ce pays à partir de décembre 2001, a était embrigadé. Il est devenu la branche soumis des pasdarans et cette branche-là installée en Iran depuis fin 2001, a était envoyée en renfort pour structurer la force de Daech en Syrie. Et ils ont reçu en 2012 le renfort de 1500 évadés des prisons de Maliki en Irak qui ont par miracle traversé 800 km de désert sans être arrêtés. Et voilà que cette alliance entre Assad et les Iraniens qui s'offre son meilleur ennemi, c'est-à-dire ces horribles miliciens djihadistes interventionnistes de Daech, de sorte à balayer totalement l'opposition modérée et de faire apparaitre aux yeux du monde que vous avez à choisir entre le gentil Assad, le moderne Assad et ces horribles interventionnistes du Jihad. C'est une opération qui mérite d'être enseignée dans les écoles de guerre et dans la manipulation.

Aujourd'hui, je pense que ce qui se joue, ce n'est pas de gagner la guerre en Syrie, parce que la Syrie est détruite et chaque jour qui, passe la destruction va encore s'aggraver. Ce qui se joue c'est de garder une Syrie utile, une Syrie qui répond à la stratégie de l'Iran. Une Syrie qui dispose de la côte, des ports Lattaquié, Tartous, et qui avec cet alaouistan élargi, fait la jonction avec la Bekaa au Liban qui est le fief du Hezbollah. Si jamais cet alaouistan élargi pouvait définitivement garder Damas, je ne crois pas que ça soit possible, et bien ce sera du bénéfice.

Donc nous assistons aujourd'hui avec cette alliance avec aussi l'intérêt bien compris de Poutine qui veut garder le port de Tartous, dans cet alaouistan élargi, à la partition de Syrie. D'ores et déjà il y a le Kurdistan syrien, il y a l'alaouistan agrandi qui est en place et il restera le plus gros morceau de ce pays qui reste entre des mains indéfinies et qu'il va falloir demain contrôler.

Voilà l'alliance syro-iranienne, voilà le rôle de l'Iran dans ce drame syrien, dans cette boucherie à ciel ouvert qui se déroule en Syrie.

Iran : une situation économique et sociale explosive-par Bertrand Delais, documentariste et journaliste

Je m'intéresse surtout à la société iranienne. Mais je vais commencer par une anecdote qui me semble très révélatrice de la duplicité de ce régime. Si certains écoutent France Inter, France Inter était hier en direct de Téhéran. Il faut savoir que France Inter avait demandé de pouvoir faire une émission en direct de Téhéran en 2009 au moment du mouvement vert, et que depuis 2009, invariablement, les visas étaient systématiquement refusés. Interdiction formelle de venir faire une émission à Téhéran. Et puis il y a trois semaines en toute urgence, on leur a dit vous pouvez venir. Et quand les Iraniens ont su qu'on avait invité l'un des représentants des commerçants du bazar de Téhéran, un des opposants actuels au régime concernant la situation économique, la réponse des mollahs a été de brouiller l'accès par Internet pour les Iraniens à l'écoute de France Inter. C'est-à-dire que les Iraniens à Téhéran hier ne pouvaient pas entendre France Inter au moment même où en Occident on offrait la possibilité d'avoir une émission en direct de Téhéran.

Je raconte cette anecdote parce qu'elle me semble extrêmement éloquente sur la duplicité de ce régime.

Dans le premier mandat du président Rohani, il y a la question du dossier du nucléaire et l'embargo, pourquoi? Parce qu'il y a un grand péril à intérieur. Principalement pour des raisons économiques. Mais au fond, quand on creuse un peu la société iranienne d'aujourd'hui, son état de délabrement, on est saisi de vertige. Cela peut rappeler à certains égards la fin des régimes socialistes. C'est-à-dire que le navire prend l'eau à peu près de toutes parts. Et cela n'est pas rien par rapport à ce qui peut se passer. Il y a cependant un cynisme politique qui me semble plus grand que celui qui présidait les régimes socialistes. Et quelque part, le fait que le Guide suprême ait joué la carte Rohani est très symptomatique. C'est-à-dire qu'il y a une capacité à parier sur une pérennisation possible du système. Alors qu'en même temps, la réalité sociale est de ce point de vue, de plus en plus explosive.

Pourquoi alléger le poids des sanctions ? Il y a un économiste proche du régime qui vient de faire une analyse qui a fait grand bruit en Iran, dont on a peu parlé ici, et qui essaie d'évaluer le besoin économique pour remettre sur pied l'économie iranienne. On a chiffré ses besoins à 100 milliards de dollars. C'est le tiers du budget annuel de l'Iran. Donc c'est assez considérable pour l'Iran. C'est à peu près l'équivalent de l'économie parallèle par an. Ce qui veut dire qu'à peu près $80 milliards partent en économie parallèle tous les ans, et il manque 100 milliards.

Pourquoi il a besoin de 100 milliards ? Il en a besoin pour plusieurs raisons. D'abord parce que c'est un pays qui a une volonté expansionniste très forte, qui est consubstantielle à sa nature, mais qui s'est retrouvé privé d'une grande partie de ses recettes en raison de l'embargo. Donc il continue à avoir une politique relativement dispendieuse dans ses dépenses et ses investissements politiques, sans avoir pour autant les recettes nécessaires.

Le deuxième point, c'est que c'est un pays qui n'est plus un pays jeune. C'est un pays de jeunes adultes. Ce qui est un poil différent d'un point de vue démographique. Et c'est dans les dépenses que c'est différent. C'est-à-dire que quand vous avez une flopée de jeunes étudiants, c'est-à-dire que vous avez des jeunes parents, d'abord ils ont des exigences pour leurs enfants. Il y a plus d'enfants... Et quand on dit qu'il y a plus d'enfant, fatalement, on a des besoins, il faut des infrastructures. Cette situation économique peut expliquer aussi le fait qu'aujourd'hui par exemple le taux de fécondité est tombé dramatiquement bas en Iran.

On a donc une situation qui fait qu'on a une demande extrêmement forte, une exigence de besoins économiques que l'on ne peut pas répondre. Et depuis deux ans, les mouvements sociaux, les grèves répétées se multiplient et il y a une forme d'accélération depuis un an. C'est-à-dire l'élection de Rohani, une forme d'espérance, a ouvert la boîte de pandore, et puis rien ne se passe. Rien ne se passe parce qu'économiquement on n'est pas en état de donner quoi que ce soit. Le régime est en réalité aux abois. Donc on a d'abord une inflation sur les accès à l'énergie. Surtout qu'on a eu un hiver très rude cette année.

Le troisième point, c'est la nécessaire modernisation de l'appareil industriel. Parce qu'on a un appareil industriel qui est d'une vétusté absolument considérable. Par défaut principalement d'investissement. On commence à prendre des décisions dans les entreprises d'État ou parapubliques qui entraînent des licenciements. Mais il n'y a pas de protection sociale derrière, donc ça pose d'énormes problèmes sociaux, des émeutes et des grèves. Il faut savoir qu'il y a eu depuis décembre des grèves régulières dans les usines et dans les services en Iran. C'est-à-dire que les grèves se répètent en cascade. D'abord c'était l'industrie, puis ça a été les économies de produits manufacturés et puis maintenant ça gagne les services.

Cette vétusté industrielle est accompagnée d'une absence d'investissement. Je veux vous donner un exemple sur le gaz, parce que c'est très symptomatique. On a un réseau de distribution de gaz qui est totalement obsolète. Et sur une des plus grandes centrales, la centrale de Pars Sud, qui est un central de gaz, on a 18 bornes d'extraction qui ont été commandées en 2005 et qui ne sont pas toujours finies. Donc sur les 25 bornes d'extraction de ce centre de production de gaz, en fait on est dans l'incapacité de fournir du gaz à la totalité de la demande iranienne.

Alors c'est un paradoxe incroyable. C'est-à-dire que si demain l'économie redécolle et bien on sera encore dans l'incapacité de répondre à la demande. Parce que plus une économie marche, plus elle est énergivore et moins vous êtes capables de fournir de l'énergie. Mais aujourd'hui on ne fournit pas assez d'énergie parce qu'on n'a pas assez investi, parce que les choix politiques qui avaient été faite étaient autres.

Et j'ajoute que le prix du gaz avait été caché, l'inflation réelle du gaz, son prix réel avait été en partie cachée par la politique de Mahmoud Ahmadinejad qui était une politique où il y avait eu énormément d'aide, de subventions qui avaient été données aux familles pour le paiement de l'énergie. Et ces subventions ont été supprimées. C'est l'autre élément qui explique l'inflation galopante. Quand à un moment donné l'aide publique se retire totalement, on retombe sur la loi de l'offre et la demande, et dans un pays qui produit peu, où il y a peu d'offres, mais où il y a toujours une demande conséquente, et bien, mécaniquement, ça fait monter les prix et les trois quarts des gens ne peuvent plus vivre. C'est ce qui se passe.

Il s'agit du premier tableau économique avec ses conséquences sociales dans la société iranienne. Il y en a un autre, parce qu'évidemment, cela crée un problème social et il faut pouvoir politiquement y répondre. Alors, la première chose c'est que le nouveau gouvernement a tenté de casser ce qui avait été fait par Mahmoud Ahmadinejad et une politique de subventions à tout va pour essayer de tuer dans l'œuf toutes contestations. Surtout depuis 2009. Et je reprends la métaphore d'un officiel du régime qui a dit : on a eu une voiture qui s'est écrasée contre le mur et on a fait croire qu'elle roulait toujours. Voilà, on est à peu près dans cette situation là aujourd'hui.

L'un des effets par exemple et qui a été à l'origine d'émeutes importantes dernièrement en Iran, c'est qu'on a fait un panier avec des aliments pour les populations les plus exposées socialement, les plus modestes et qui leur permettait de tenir face à l'hiver. Or, il y a eu des émeutes à peu près dans toute les villes importantes : à Ispahan, à Qom, à Téhéran. C'est très intéressant parce que ce panier, qui a été appelé par les Iraniens le panier de la honte, il raconte deux choses de la réalité iranienne d'aujourd'hui : d'abord les Iraniens qui ont été habitués à une certaine grandeur de leur propre pays, ils ont trouvé très insultant d'avoir un panier. Imaginez que tous les Français aillent au restaurant du cœur. Il y a quelque chose de cet ordre là. Donc C'était vécu comme quelque chose d'infamant. Donc cela a créé des colères sociales, des frustrations, des manifestations etc.

Et puis dans d'autres villes, en général les villes les plus pauvres où finalement on pouvait se satisfaire de la qualité médiocre des produits, et bien beaucoup d'Iraniens ont considéré que la distribution de ces produits était très inégalitaire. C'est-à-dire que, comme par hasard, les affidés du régime se retrouvaient finalement avec les meilleurs paniers, ou avec un panier un peu plus fourni, tandis que les autres avaient un panier un peu moins fourni.

Pour être allé, quand j'étais jeune, dans les pays socialistes, c'est ce qu'on vivait à la fin. Ça peut rappeler la Roumanie de Ceausescu, la distribution des paniers... Et à chaque fois on a l'impression que chaque événement social a en lui-même une espèce d'étincelle prête à démarrer. Tout est dans une situation incroyablement explosive.

Cette histoire de panier, elle est importante. Je parlais tout à l'heure de 80 milliards, c'est ce qu'on estime être le poids de l'économie parallèle qui profite principalement aux Pasdaran et à quelques affidés du régime. Généralement, quand il existe, l'embargo profite toujours à d'autres, donc là il profite à certains malgré tout.

Voilà la réalité aujourd'hui. On sent bien qu'il y a une paupérisation, le régime le voit bien. On le voit dans l'économie totalement clientéliste et populiste de Mahmoud Ahmadinejad. Il avait énormément soigné les Pasdaran et il avait énormément soigné les populations les plus fragiles en Iran dans un jeu totalement clientéliste. Le problème c'est qu'aujourd'hui, on a décidé d'arrêter ça.

Parce que c'était d'abord incroyablement coûteux, deuxièmement, il y avait des dissensions extrêmement fortes au sein même du régime. Donc on est arrivé à une politique plus classique de ce point de vue là. Sauf que, dès que Rohani a commencé à avoir des propos relativement conciliants pour attirer la bienveillance américaine, il s'est heurté, en interne, à des phrases assez sévère des Pasdaran. Et donc il s'est agi très vite d'avoir un jeu politique où d'un côté on avait une image extrêmement moderne, mais de l'autre il fallait contenter la garde la plus dure du régime, pour assurer aussi une paix sociale.

Ainsi, ce que l'on a retiré d'une main, on le redonne de l'autre aujourd'hui. Finalement, les économies que l'on pensait faire dans la suppression des subventions à tout-va qu'avait pu donner Mahmoud Ahmadinejad, les biens sont redistribués d'une autre façon. Et les gens commencent à trouver qu'on ne peut pas continuer à avoir des banques qui ne prêtent qu'à taux zéro à des amis du régime et qui vont vous prêter à 25 % ou 30 % d'intérêt si vous n'êtes pas affiliés aux Pasdaran etc.
Je peux multiplier les exemples à l'infini, mais c'est effectivement comme ça que cela se passe. Et de ce point de vue rien n'a changé et les gens ont pensé à un moment donné que ça changerait.

Il y a donc une véritable paupérisation des classes moyennes qui aujourd'hui prend corps. Ensuite c'est qu'à travers ce clientélisme - là aussi il y a un point sur lequel on peut faire un parallèle avec les pays socialistes - il y a un point sur lequel la révolution islamique iranienne n'a pas eu d'effet particulièrement négatif, c'est qu'on a un niveau d'instruction et d'alphabétisation qui a considérablement progressé sur 30 ans. Et donc on se retrouve face à une population aujourd'hui formée, qui a étudié et qui se retrouve sans espérance, sans débouchés, sans espoir. Et donc ça devient socialement, naturellement explosif. Parce que les gens ont fait des études, on fait des concessions, sont venus en ville, ont parfois quitté la campagne avec l'espoir de pouvoir faire quelque chose. Et finalement ils ne font rien ou pas grand-chose. C'est extrêmement dangereux.

Un dernier élément, qui menace la société iranienne, qui menace beaucoup de pays émergeants, c'est la menace écologique. Parce que c'est une menace très importante sur la société iranienne. On a par exemple dans quelques centrales, tellement pompé d'eau des nappes phréatiques, qu'on a des rivières entières qui sont asséchées aujourd'hui. Et ça pose des problèmes d'irrigation et ça bouleverse complètement l'écosystème. Là-dessus, pour la première fois, il y a eu un rapport complet de la FAO qui est sorti il y a trois semaines, dont Courrier international s'en est fait l'écho en France. Qui montre effectivement que l'un des pays le plus menacé dans son écosystème interne aujourd'hui, c'est l'Iran."

Et on peut parier que si demain l'Iran arrive, à sortir de sa situation de marasme économique, elle va redevenir énergivore dans un pays absolument pas préparé à une consommation d'énergie plus importante et elle risque d'accélérer la crise écologique au bord de laquelle elle est aujourd'hui.

C'est ce que je voulais dire sur la société iranienne. Vous voyez que ce n'est pas un tableau très rassurant. Et j'ajoute que généralement quand on a une population de plus en plus formée et sans espoir, c'est toujours socialement extraordinairement dangereux pour le régime. C'est ce qui s'est passé notamment en Tunisie. C'est ce qui se passe à chaque fois. Mais c'est encore plus terrible quand vous avez un pouvoir politique qui se sent aux abois et qui a des réflexes totalitaires évidents et avérés.

L'influence du régime iranien sur la propagation de l'Islamisme-par Yves Thréard journaliste au Figaro

"L'Iran est un pays que j'aime bien. Quand la révolution a éclaté en 1979, je revenais de ce pays. On m'a demandé pour ce soir de répondre à une vaste question, si tant est qu'on puisse y répondre : quelle est l'influence de la révolution iranienne, de ce régime iranien sur la diffusion de l'islamisme dans le monde.

Alors je ne sais pas si vous vous souvenez, mais moi j'ai un souvenir très précis de l'année 1979, il y a donc 35 ans, quand l'ayatollah Khomeiny est arrivé à Téhéran. Et plutôt j'ai un souvenir assez précis des jours qui ont précédé son arrivée là-bas, lorsqu'il était dans une commune des Yvelines qui s'appelaient Neauphle-le-Château, et où tout le monde allait lui rendre visite avec tellement de déférence et je dirais, de curiosité aussi. En 1979 on ne savait pas précisément ce que c'était un imam. On savait qui était le chah d'Iran et on savait plus ou moins que le chah d'Iran n'avait pas toujours la main tendre avec son peuple. On avait suivi son couronnement impérial à la télévision. Mais l'imam Khomeiny, lui, avait tous les égards. Il avait évidemment les égards du pouvoir français, et pour cause. Et il était visité, loué par Michel Foucault. Mais moi, j'ai le souvenir surtout d'une visite de voisine, c'était Marguerite Duras, pour un journal qui s'appelle Libération. Marguerite Duras avait fait un entretien avec l'imam Khomeiny. Alors évidemment à l'époque sans doute on pêchait beaucoup par naïveté, on était pas mal ignorant, et on ne savait qu'elles étaient les intentions de ce régime, intentions libératrices pour un peuple, mais intentions qui n'étaient pas " libératrices" pour le peuple iranien.

Alors, j'entendais les comparaisons que tout à l'heure Bertrand Delais a fait avec le régime soviétique, c'est une comparaison assez facile, mais finalement Lénine était à Paris avant de faire la révolution à Moscou, l'ayatollah Khomeiny était en France avant d'aller faire la révolution en Iran, où il n'a pas eu besoin de faire le coup de poing puisque le régime est tombé de lui-même... En Union soviétique le régime communiste a eu une durée de vie de 70 ans, combien de temps, pardonnez-moi ce raccourci, le régime iranien va-t-il durer ? Puisque c'est la question que tout le monde se pose aujourd'hui.

Ce que je voudrais dire aussi, parce que j'ai fais des recherches et je suis allé rechercher ce qui avait été dit et ce qu'avait déclaré l'ayatollah Khomeiny quand il est arrivé au pouvoir en 1979, effectivement il avait l'ambition de prendre le pouvoir dans son pays, éventuellement par la parole, prétendre le libérer, mais il avait une ambition qui était expansionniste par rapport à l'ensemble du monde. Pas uniquement le monde arabe ou musulman, mais à l'ensemble du monde, parce que c'était évidemment la revanche qu'il voulait prendre part rapport à l'Occident et puis au Grand et au Petit Satan. Et j'ai retrouvé des déclarations sur cet islam triomphant qui défendra le Coran contre les mécréants de l'Occident. Et on trouve aussi des déclarations de certains dirigeants occidentaux : un Israélien Moshé Dayan, qui a dit précisément quand l'ayatollah Khomeiny est arrivé à Téhéran : " c'est un tremblement de terre, à bientôt" ! Moshé Dayan qui meurt d'ailleurs deux ans après l'arrivée de Khomeiny à Téhéran, il a l'air de dire, et il en fait l'exégèse après cette situation, c'est à bientôt mais pour toujours ! Et quand il y a la guerre qui se déclare entre l'Iran et l'Irak, et c'est l'Irak qui commence cette guerre d'ailleurs, et bien Mitterrand a cette phrase : si nous ne soutenons pas l'Irak, le vent de la révolution islamique atteindra l'océan atlantique. Comme quoi à l'époque tout le monde est conscient que le danger est là, et que ce danger expansionniste avec les diatribes de l'ayatollah Khomeiny, qui sont très sobres dans le ton mais très lourdes dans le contenu, représente un danger pour le monde. Et d'où le danger pour les Occidentaux, mais aussi pour une partie du monde arabe, et c'est pour ça d'ailleurs que Saddam Hussein ira faire cette guerre contre l'Iran.

Alors évidemment vous allez me dire mais comment on peut parler de propagation de l'islamisme quand on oublie des choses : Premièrement que les Iraniens sont des Perses alors que la grande majorité du monde musulman est Arabe, donc dualité, conflictualité. Et deuxièmement, le fait que d'un côté vous avait des chiites qui sont minoritaires et de l'autre côté des sunnites qui sont largement majoritaires dans le monde musulman. Et si on regarde bien, finalement cette opposition n'est que très relative sur le plan fondamental. Elle est probablement très forte sur le plan politique, et beaucoup plus relative sur le plan fondamental, parce que, essentiellement, les différences sont moins doctrinales que dynastiques.

Donc à partir de là, si on distingue les populations et les régimes, on peut considérer que l'incarnation d'un régime islamique qu'est Téhéran à l'époque, à une influence forte sur les populations arabes qui voisinent Iran. Parce qu'ils se disent que c'est une traduction peut-être de ce qu'elles souhaitent en opposition aux régimes autocratiques qui les gouvernent et qui sont des régimes dans lesquels elles se trouvent souvent en situation d'oppression. Ça évidemment vous l'avez dans les pays sunnites, vous l'avez aussi dans les pays qui ont des majorités chiites, c'est le cas de l'Irak précisément où la majorité de la population est chiites. Et puis vous avez le cas du Liban avec le Hezbollah qui retrouve dans l'Iran une raison de se battre et de se faire entendre qu'il n'aurait pas pu avoir autrement. Donc c'est quelque chose qui montre que le régime, en s'installant à Téhéran, à des volontés d'expansion et qu'il entend aussi être une force de résistance pour s'affirmer contre une Arabie Saoudite qui est sans doute à son goût trop inféodée au Grand Satan américain.

Cet expansionnisme va avoir des traductions terroristes, va avoir des traductions militaires, inutile de vous parler du Hezbollah, au Liban et hors du Liban. Puisque l'idée pour l'Iran c'est d'aller porter le coup de poing pour se défendre soi-même contre ses propres opposants à son régime. Et le mouvement de la résistance iranienne en a fait plus que les frais. C'est de ce protéger aussi, de faire le coup de poing contre des forces occidentales et notamment les États-Unis, la France. On se souvient des attentats à Beyrouth en 1983. Et j'ai même relevé - j'étais assez incroyablement étonné par le nombre d'attentats qu'il y a eu en 1985 et 1986 à Paris - des attentats qui ont été commis probablement par le Hezbollah. Entre février 1985 et septembre 1986 vous avez eu dix attentats à Paris qui ont été commis vraisemblablement par le Hezbollah et Fouad Ali Saleh qui n'était pas loin.

Je voulais parler aussi de ces manifestations, de la mise en chauffe de la communauté musulmane pour "hystériser" ses penchants islamiques. Ils ont été aussi largement utilisés par l'Iran à deux occasions, qui ont été des occasions mondiales, et qui permettent à l'Iran d'entretenir une flamme très utile pour le maintien de son régime, comme exemple de l'islam politique. Parce que c'est ça qu'il faut voir. C'est l'affaire des versets sataniques de Salman Rushdie en 1989. Les versets sataniques, en France, personne ne l'avait lu, en Algérie personne n'avait lu Les versets sataniques... Aux États-Unis, personne n'avait lu Les versets sataniques, avec tout le respect que l'on doit à Salman Rushdie! Mais qui a créé cette espèce d'hystérisation à partir de ce livre ? Et bien c'est évidemment le régime iranien. Vous avez eu un deuxième exemple qui est beaucoup plus proche de nous, c'est en 2006. En 2006 souvenez-vous c'est l'affaire des caricatures au Danemark, qui ont été reprises en France. C'était des instrumentalisations qui n'étaient pas locales. Je suis allé voir un peu comment la chaîne s'était faite, cette hystérisation elle trouve son origine à Téhéran précisément. Qui est toujours le premier à instrumentaliser.

La question principale - on dit et on n'arrête pas de le dire aujourd'hui - c'est que l'islam politique est un échec, c'est un échec dans tous les cas en Égypte, c'est un échec en Tunisie... Mais l'islam politique si vous y réfléchissez bien, il existe en Iran. Et donc il n'a pas fini son œuvre, cet islam politique. Et l'Iran n'a pas fini son œuvre. Avec l'instrumentalisation de l'arme nucléaire, avec d'autres dossiers à caractère économique... Ils n'ont pas fini d'exercer une espèce d'influence très forte au-delà des divisions sunnites-chiites, perses-Arabes à travers le monde. Et c'est ça qui est tout à fait intéressant quand on analyse ce régime qui est le premier régime de l'histoire contemporaine à être un régime islamiste et qui aujourd'hui est un régime revendiqué comme islamiste. Alors évidemment vous pouvez me parler de l'Arabie Saoudite.... Mais ce régime est arrivé par la révolution. Et c'est ça qui est intéressant de constater aujourd'hui, et en opposition par rapport à l'Occident."

Dépasser l'approche superficielle de la réalité des tensions au Moyen-Orient-par François Colcombet, magistrat, Président de la FEMO

Le premier d'un cycle de conférences dans le but d'apporter un éclairage sur les problèmes actuels au Moyen-Orient a été inauguré par une introduction de François Colcombet, président du FEMO à un colloque à la Maison de la Chimie::

"Je voulais dire d'abord combien je me sentais honoré d'être chargé de la présidence de cette fondation. Mon grand désir c'est de mieux connaître la réalité de l'Iran qui a tant d'importance pour nous. Les Français n'ont jamais été impliqués directement dans la vie de l'Iran, du moins ils n'ont jamais tenté de coloniser cette partie du monde. Ils ont eu des relations d'intellectuels à intellectuels. Ils ont eu des relations de curieux, ils ont formé des gens... Mais ils ont surtout découvert les héros positifs, des moments importants de sa vie, lorsqu'ils ont tenté il y a très longtemps de faire une constitution démocratique, en 1906. Mossadegh a été un personnage positif, un héros positif de l'histoire de l'Iran. C'était quelqu'un que l'on citait, dont on suivait l'histoire. Et depuis on a suivi cette révolution, et depuis cette date tous ceux qui veulent essayer de comprendre ce qui se passe dans ce pays, ont suivi avec attention les événements.

Notre réunion se place à un moment important. L'actualité au Moyen-Orient et dans le monde est particulièrement brûlante, le monde arabe est en ébullition, le monde perse également. L'Iran joue un rôle tout à fait central et les retombées de la politique du pouvoir qui est en place, le pouvoir des mollahs, sur toute cette région du monde et au-delà, intéresse bien entendu les experts, les analystes, les journalistes, des hommes politiques, tout ceux qui vous parleront aujourd'hui.

La FEMO à travers les débats qu'elle organise va chercher à dépasser l'approche souvent très superficielle de la réalité des tensions au Moyen-Orient. On découvre en réalité les problèmes lorsqu'il y a l'actualité et on oublie ensuite ce qui s'est passé. Les interactions entre les crises, en Syrie, en Irak et au Liban et bien sûr le rôle d'un Iran qui est omniprésent dans chacune de ces zones. Nous entendons souvent dans les médias français toujours les mêmes "experts" répéter les mêmes analyses, que la FEMO va tenter de clarifier. En apportant une réflexion complémentaire et parfois contradictoire avec la présentation habituelle.

Aujourd'hui nous allons essayer de traiter à la fois des aspects intérieurs et extérieurs de la politique iranienne. Et nos intervenants, qui sont tous des noms connus dans le monde des médias et qui sont des experts dans leur domaine, nous apporterons un éclairage précieux.

Éviter la confusion entre le peuple iranien et le régime-par Frédéric Encel, géopolitologue

"Le peuple iranien n'est pas le régime iranien. Je suis stupéfait jour après jour, notamment dans les milieux universitaires que je fréquente assez assidûment, de constater à quel point il y a une confusion entre le peuple iranien et le régime, qui effectivement est un régime autoritaire et dictatorial, et qui par conséquent n'est absolument pas légitime dans sa représentation du peuple dont il prétend avoir la charge.

Premier point qu'il faudrait rappeler : en 1979 il n'y a pas de plébiscite électoral. D'ailleurs il n'y a pas de plébiscite populaire global en Iran en faveur de Khomeiny. Ici tout le monde sait très bien qu'un parti comme le parti Toudeh par exemple, qui a été interdit bien évidemment par la suite, le parti communiste était extrêmement important en nombre de militants et en détermination des militants. D'autres courants politiques, d'ailleurs le plus souvent d'essence ou à vocation démocratique, étaient très importants. Mais voilà, il y a eu instrumentalisation de la religion au profit du politique. Khomeiny a joué énormément sur le social, a joué énormément l' "offre politique nouvelle", "tentez-nous, essayez-nous ! Nous sommes politiquement vierges ! Nous sommes réellement proches du peuple, nous ne sommes pas corrompus !"

Ce courant s'est imposé en réalité par la force et dans la confusion. Et la guerre de 1980, la guerre déclenchée avec l'Irak, a permis à ce régime de jouer ce que toutes les dictatures au monde jouent depuis la nuit des temps, à savoir le fait de tendre le ressort des énergies nationales en pointant le doigt sur l'ennemi et le complot extérieur. Ce n'est franchement pas nouveau ! Et depuis, il n'y a jamais eu de plébiscite, jamais avant aucun cas sur le plan démocratique qui pourrait nous faire croire aujourd'hui que le régime a été accepté de près ou de loin par la population iranienne.

Deuxième point, beaucoup plus contemporain, concerne l'Irak. Là-bas les Américains ont fait très concrètement n'importent quoi en 2003. Et bien évidemment, ça s'est retourné en faveur de l'Iran. Ce fut une divine surprise pour le régime de Téhéran, qui au fond n'a même pas eu à intervenir, puisse que les Américains ont fait le travail. En déstabilisant l'Irak et la région de façon générale, on a permis à l'Iran de jouer ce qui était évident. C'est-à-dire là encore, une majorité chiite en Irak. Je reprécise : mon propos n'est pas que le problème est le chiisme. Le problème c'est l'instrumentalisation qu'en fait l'Iran qui se veut "l'État-religion, l'État-protection" d'une confession dans son ensemble. Ce qui est d'ailleurs contesté par beaucoup d'Irakiens. Aujourd'hui le pouvoir en Irak est effectivement inféodé à Téhéran. Mais tous les chiites Irakiens ne sont pas sur la ligne voulue par Téhéran. Nous avons une véritable manipulation en Irak.

J'aborde mon troisième point, qui concerne la Syrie : on a de plus en plus de bruits, qui ne sont plus seulement des rumeurs maintenant, mais d'authentiques faits qui étayent cette réalité assez classique chez les dictatures. Là aussi on est sur du cynisme bien compris : l'ennemi de mon ennemi est en général plutôt mon ami ! Le fameux «Daeche» (EIIL), cette organisation islamiste radicale qui joue aujourd'hui un jeu tout à fait dangereux mais réel face à Assad, est en réalité manipulée par Téhéran et Assad. L'ennemi de mon ennemi est mon ami. C'est-à-dire que l'opposition - soit démocratique, soit nationaliste - à Bachar El-Assad trouvent aujourd'hui derrière elle des terroristes extraordinairement violents qui gênent considérablement cette opposition syrienne. Parce que, du coup, on la met dans le même sac que les islamistes radicaux et on retrouve derrière l'Iran qui souhaite par ce biais soutenir Bachar El-Assad.

Ce dernier, qui non seulement est un criminel de guerre mais un criminel contre l'humanité - il faudra bien un jour d'ailleurs qu'il réponde de ses actes - aujourd'hui l'Iran ne peut pas faire comme si c'était un état rationnel et modéré dans sa géopolitique et dans ses relations internationales moyen-orientale en soutenant Bachar El-Assad. Nous sommes au bout de bientôt trois ans de répression extrêmement dure qui s'est par la suite muée en guerre civile et en guerre tout court. Nous sommes sur 150 000 morts. En trois ans au Proche-Orient on a là à faire à quelque chose de pratiquement sans précédent. Avec usage d'armement prohibé et un soutien systématique, à la fois sur le plan diplomatique, sur le plan économique et sur le plan militaire, de l'Iran.

Quatrième point : le Hezbollah dont la branche militaire a été qualifiée de terroristes par les Européens, le Hezbollah qui a été créé par la république islamique d'Iran, là encore en jouant sur la rancœur sociale et identitaire des chiites du sud Liban, une rancœur que l'on peut parfaitement comprendre. Le Hezbollah a joué sur le social, c'est un grand classique, ce sont les extrémistes qui savent le mieux jouer sur le social... Tout à l'heure on a évoqué Munich, durant les froids hivers berlinois de 29-30-31, qui est-ce qui faisait du social?... Donc c'est quelque chose qui est très fondamental. Aujourd'hui le Hezbollah, émanation et création de la république islamique d'Iran en 1982 et 83, a perpétré un certain nombre de coups de force. A la fois contre la France, on s'en souvient très cruellement, contre des cibles civiles juives en Argentine notamment en juillet 1994. Et ce même Hezbollah aujourd'hui soutien corps et âme, le régime de Bachar El-Assad. Et ça c'est quelque chose qu'on ne peut pas dégager d'un revers de main. L'Iran a soutenu d'autres groupes terroristes, qui d'ailleurs n'étaient pas forcément chiite, le GIA n'est pas des chiite. Donc on joue la déstabilisation de façon pratiquement permanente.

Je voudrais conclure avec les trois points : je dis souvent attention au régime aux abois. J'ai eu l'occasion de le dire assez récemment dans l'une des tables rondes qui portait sur cette thématique : un régime aux abois et dangereux. Or le régime iranien est aux abois. Et c'est la raison pour laquelle il a été contraint d'aller aborder les Occidentaux pour tenter de faire lever les sanctions. D'où, notre surveillance, Occidentaux et Français en particulier, doit être extrêmement pointue. Un régime aux abois joue très systématiquement la politique du pire. Il s'agit de déstabiliser autour, pour mieux pouvoir se maintenir au pouvoir.

Deuxième point conclusif : le prosélytisme extrêmement actif. Cela était dit, le problème n'est pas le chiisme, il faut bien comprendre que du côté de la république islamique d'Iran, nous avons un prosélytisme extrêmement actif vis-à-vis des minorités chiites qu'on essaie de fédérer dans la région.

Tellement d'observateurs font la confusion entre le régime iranien et le peuple iranien qu'on ne peut plus, je crois, 35 ans après, laissez-passer. Pour des raisons qu'on a vues tout à l'heure, des raisons liées à la légitimité inexistante de ce pouvoir vis-à-vis du peuple, mais également vis-à-vis des gouvernements. Aujourd'hui on a l'impression qu'il y a un nouveau régime au pouvoir, pourquoi ? Parce qu'il y a un nouveau président ! Et c'est soit de la méconnaissance, soit de la naïveté, soit de la mauvaise fois, il y a les trois possibilités, pour considérer que le régime a changé. Non ! L'infrastructure à la fois idéologique, religieuse, militaire, policière du régime iranien depuis 1979 n'a pas varié. Sans doute que pour des raisons tactiques ou stratégiques l'actuel président a été choisi par Khamenei. Ce qui est certain c'est que nous avons un nouveau gouvernement qui ne dispose pas des prérogatives essentielles, tandis que c'est le chef du régime d'Ali Khamenei qui en dispose. C'est me semble-t-il quelque chose d'extrêmement important. Parce que si on n'arrive pas à convaincre à l'extérieur de ces enceintes, il faut absolument distinguer les deux, je pense que nous ferons œuvre extrêmement négative vis-à-vis du peuple iranien dont la volonté de liberté, dont le niveau de conscience politique, dont le niveau de technicité est incomparable par rapport à ce qu'il y a en face."