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Maintenir la pression politique et diplomatique sur le régime odieux en Iran

Par Frédéric Encel

Frédéric Encelest professeur de relations internationales et de sciences politiques à la PSB Paris School of Business et maître de conférences à Sciences Po Paris.il est intervenu, le 26 avril 2023, à une conférence à l'initiative de l'European Stratégic Intelligence And Security Center (ESISC) au Press Club de Bruxelles Europe sur la situation du régime iranien, sept mois après le soulèvement. Frédérice Encel a porté un regard sur la dimension géopolitique de la crise iranienne. Voici une transcription de l'essentiel de son intervention.

Je pense que regarder, étudier, analyser objectivement les réalités est absolument incontournable pour un géopolitologue, bien évidemment, sachant deux choses.

Premier point, les réalités, ça change. L'ultra réalisme ou la fameuse réal politique, vous savez, le cas prussien qui va bien avec, qui fait très virile, en réalité, c'est une vue de l'esprit, c'est un biais qui souvent aveugle ceux qui s'auto proclament ultra réalistes, parce que les réalités changent et parfois très vite.

Deuxième point. La sensibilité des populations opprimées, ça pèse, ça joue. C'est un élément de compréhension géopolitique. À force de cynisme et de regards exclusivement portés sur les princes, surtout lorsque les princes sont ultra répressifs ou totalitaires, là aussi, on est aveuglé.

Les régimes de cette nature ne dérivent que vers le totalitarisme

C'est la raison pour laquelle je commencerai mon propos avec ce mot introductif très simple que je crois d'ailleurs assez objectif : nous avons affaire avec l'Iran à un régime ultra répressif qui dérive, qui aggrave en quelque sorte les conditions répressives inhérente à sa propre idéologie. Malheureusement, c'est un cas de figure assez traditionnel. Rares sont les régimes politiques de nature autoritaire dans l'histoire, ces régime autoritaires - et c'est le prof de sciences politiques qui vous le dit - qui dérivent vers la démocratie. Là, je dois dire, malheureusement, c'est quelque chose qu'on ne voit quasiment jamais. En général, la dérive de ces régimes-là, elle va plutôt, elle porte sur un véritable totalitarisme et c'est exactement ce qui est en train de se passer en Iran ces dernières années.

Une solitude stratégique

D'abord, la situation géopolitique, géostratégique de la République islamique d'Iran aujourd'hui, c'est un pays qui se trouve dans une véritable solitude stratégique. Je veux bien qu'on insiste sur la reprise des relations diplomatiques avec Riyad, c'est un fait objectif, mais beaucoup d'observateurs se trompent en parlant de nouvelles coopérations ou d'alliances. Comme disait Camus, « Mal nommer les choses, c'est ajouter au malheur du monde ».

Entre l'Arabie saoudite et l'Iran, nous étions dans un état technique de guerre. Pas une guerre ouverte, mais techniquement, nous étions en guerre. Je vous rappelle que des drones iraniens avaient frappé des installations pétrolières saoudiennes il y a quelques années de cela, juste avant le Covid. C'est un petit peu ce qu'on appelle une situation extrêmement belliqueuse. On est passé de moins cinq ou de moins dix à zéro ou à un, c'est à dire des relations diplomatiques, certes, mais on n'en est pas encore à un véritable réchauffement avec les États sunnites.

Je pense que ce véritable réchauffement ou une coopération tous azimuts, comme l'annoncent beaucoup d'observateurs, n'aura pas lieu pour quatre raisons. La première, je le dis rapidement, il y a une rivalité institutionnelle qu'on oublie trop souvent. La République islamique d'Iran cherche à faire florès, cherche à démontrer que son fonctionnement est le bon et elle cherche à le démontrer dans l'ensemble du monde arabo musulman. Il n'aura échappé à personne ici que l'Arabie saoudite elle-même cherche à développer ce qu'elle considère comme étant un très, très bon modèle et que ces deux états, institutionnellement, sont aux antipodes l'un de l'autre.

Une véritable coopération tous azimuts, entre l'Iran et l'Arabie Saoudite n'aura pas lieu

Deuxième rivalité très dure, beaucoup plus prosaïquement d'ailleurs, c'est celle qui concerne les énergies. Je parle sous le contrôle de Gérard Vespierre, mais sur le plan économique et notamment énergétique, on a la deuxième, troisième réserve de brute au monde avec des réserves gazières importantes aussi. Je parle de l'Arabie saoudite et l'Iran, c'est à peine moins. Autrement dit, si les Saoudiens voyaient, les sanctions internationales liées aux nucléaires iraniens être levées, l'Arabie saoudite pâtirait d'une concurrence ou d'une nouvelle concurrence. Je rappelle qu'avant 1979, l'Iran était le troisième producteur de brut au monde et le quatrième ou cinquième producteur de gaz naturel au monde. Donc, verrait cette concurrence devenir acharnée. Ce n'est vraiment pas dans l'intérêt des Saoudiens, ce n'est pas dans l'intérêt des Émiratis, ce n'est pas dans l'intérêt des Koweitiens, ce n'est pas dans l'intérêt des Bahreïni et je vous passe quelques autres producteurs de la région.

Troisième point pour lequel je ne crois pas à un réchauffement réel des relations entre Téhéran et les voisins arabes sunnites ou les Arabes sunnites de manière plus générale, c'est la rivalité Sunnite/ chiite. Je sais très bien qu'elle est instrumentalisée, mais ce n'est pas parce que les thématiques religieuses sont instrumentalisées que ça ne constitue pas des biais et des outils d'analyse géopolitique. L'instrumentalisation du religieux au profit du politique, ça existe depuis la nuit des temps, mais ce n'est pas parce que nous percevons bien qu'il y a là un intérêt politique ou politicien ou partisan, que ça n'existe pas, que ça ne crée pas les conditions d'une compétition religieuse et théologique.

Et enfin, la vieille rivalité culturelle. D'abord, je ne suis pas un spécialiste de cette rivalité. D'autres ici le sont plus que moi, entre le monde arabo bédouin et le monde perse. Ça, c'est le premier point.

Deuxième point sur les États Unis et l'Occident. À Vienne en 2015, il y avait une volonté très claire, très nette des Américains, avec à l'époque notamment Barack Obama, mais également des Européens, de tourner la page et d'entamer une nouvelle ère avec l'Iran. Le président de l'époque était, sans doute à tort, perçu comme un vrai réformiste et le régime était perçu, là aussi à mon sens à tort, comme pouvant se régénérer, se moderniser, s'apaiser en quelque sorte.

Les Occidentaux ont aujourd'hui un intérêt moindre à passer un deal avec Téhéran

Tout le monde était, pour parler très clairement, sur les starting blocks. Tout le monde voulait faire du business avec l'Iran. Là, le niveau de technicité, le niveau d'ingénierie, le niveau socioéducatif iranien sont élevés, sont très élevés. Ça, c'est universellement connu. Par conséquent, on considérait qu'un marché de 80, 90 millions de consommateurs était un marché forcément extrêmement juteux. Pour ça, il fallait évidemment la levée des sanctions internationales. Je n'ai pas dit sanctions américaines. J'ai dit « sanction internationale » depuis le 1ᵉʳ janvier 2007 avec une série de trains de sanctions décidés à l'époque, sous l'égide d'ailleurs de l'ONU, par les 5+1, c'est à dire Moscou et Pékin aussi. Moscou et Pékin ont toujours voté ces trains de sanctions liés au nucléaire.

En 2018, Trump casse le traité ou plus exactement, s'en retire, rendant le traité coquille vide en quelque sorte. Et tous ces espoirs commerciaux s'effondrent très rapidement. Et aujourd'hui, lorsqu'on parle de revenir à Vienne pour négocier ces dix ans d'interruption d'enrichissement d'uranium par l'Iran, on est beaucoup plus embêté. Et on est embêté pour une raison très simple, c'est que la République islamique d'Iran s'est tournée entre temps, dans une large mesure en tout cas, vers la Russie et la Chine. On verra bien, je ne suis pas du tout prophète, on verra bien ce que nous réserve l'avenir.

Autrement dit, les Occidentaux aujourd'hui, finalement, auraient peut-être un intérêt moindre à leurs yeux à passer un deal, avec Téhéran dans la mesure où le marché serait finalement peut être moins porteur.

J'ajoute un point là aussi qui me paraît fondamental, c'est qu'aux États Unis, on est beaucoup plus méfiants qu'à l'époque de Barack Obama quant à la volonté réelle, quant à la capacité, la volonté réelle, quant à la sincérité du régime iranien de mettre en œuvre l'interruption de l'enrichissement d'uranium, puisque ces dernières années, on a vu que l'Iran a atteint des seuils beaucoup plus importants que naguère.

Les Israéliens ne permettront pas à l'Iran d'obtenir la bombe atomique

Troisième et avant dernier point, nous avons affaire dans la région à une hostilité vis à vis de ce régime et de sa capacité potentielle à obtenir la bombe atomique d'un pays qui s'appelle Israël. Je ne connais pas bien la société iranienne. Je connais bien la société israélienne. Je ne suis pas du tout dans le secret, très sincèrement, contrairement à ce que fantasment beaucoup de gens, mais je sais quelque chose.

Les Israéliens ne permettront pas à l'Iran d'obtenir la bombe atomique. Ces dernières années, coup de force après coup de force, les Israéliens ont démontré qu'ils disposaient dans le pays d'un certain nombre de capacités, de complicités et qu'ils disposaient depuis leur propre territoire ou du territoire de pays voisins, au hasard, comme ça, j'ai entendu parler de l'Azerbaïdjan, permettant de frapper très durement, peut-être de manière décisive, peut-être pas, en tout cas pour un certain temps, les capacités nucléaires iraniennes.

Je suis à peu près convaincu que le régime iranien est composé, à la tête du régime iranien, nous avons des fanatiques, ça, c'est sûr, mais pas nécessairement des imbéciles. Je le dis souvent à mes étudiants, je le dis urbi et orbi, donc je le dis aujourd'hui aussi, malheureusement, les fanatiques ne sont pas toujours des crétins. Ça serait beaucoup plus facile. De toute façon, il ne resterait pas longtemps au pouvoir, par définition. Ils seraient peu nuisibles. Je suis à peu près convaincu qu'à la tête de la République islamique d'Iran, nous avons affaire à des gens qui savent qu'ils ne pourront pas obtenir la bombe à cause des Israéliens et qui, par conséquent, jouent d'une épée de Damoclès en carton, si vous voulez, vis à vis des Occidentaux, façon « Retenez moi où je fais un malheur », « mais surtout, retenez moi », au sens où, perdu pour perdu, parce que je pense qu'ils savent qu'ils ne l'auront pas, ils cherchent à monnayer cette épée de Damoclès, donc cet enrichissement de l'uranium, contre la levée des sanctions.

Un régime aux abois

C'est un régime qui a besoin de cash cruellement parce que, je pense que ce régime est aux abois, pas seulement à cause des jeunes femmes qu'il martyrise parce qu'elles souhaitent se libérer, mais ce régime est aux abois parce qu' au sein du territoire de la République islamique d'Iran, il y a des forces centripètes extrêmement importantes qui sont des forces qui non seulement ne supportent plus la répression, qui ne supportent plus le soubassement idéologique de ce régime et qui, par ailleurs, souhaitent de façon beaucoup plus générale, je crois, obtenir un minima, une forme d'autonomie. Je pense aux Azéries, je pense aux Kurdes, bien évidemment. Je pense dans une certaine mesure aux Arabes du Sud-ouest du pays, je pense aux Baloutches et peut être à d'autres populations plus minoritaires. Là, nous avons affaire à un régime qui a d'autant plus cruellement besoin de cash qu'il aura pour nécessité d'« acheter », en quelque sorte, la paix civile ou en tout cas l'absence de contestation trop forte vis à vis de lui-même dans ces territoires. Ce cash abondant, il ne peut l'obtenir que par la levée des sanctions.

Je pense que s'il ne l'obtient pas, par le processus que j'ai évoqué, il finira par chuter. Non seulement il chutera parce que la population, pas seulement les jeunes femmes, mais beaucoup de soutien aux jeunes femmes comme on l'a vu ces derniers mois, ne supportent plus, ne supportera plus ce régime, mais il aura face à lui plus seulement des citoyens en tant que tels, des humains en quelque sorte de façon générale, mais des forces confessionnelles, ethno confessionnelles, linguistiques, communautaires ou religieuses qui lui seront virulemment hostiles. C'est la raison pour laquelle je crois qu'il est plus important que jamais, que tous les démocrates, que les humanistes de manière générale dans le monde, quelle que soit leur coloration politique et leur sensibilité, maintiennent la pression politique, diplomatique sur ce régime odieux, ne serait-ce que pour démontrer et pour montrer et démontrer aux gens qui se battent au quotidien en Iran aujourd'hui qu'ils ne sont pas seuls.