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Table ronde au Sénat sur la situation en Iran

À l'initiative de la FEMO fut organisée une table ronde au Sénat français, le mercredi 18 mai 2016, sur le thème « Iran : les obstacles structurels et financiers un an après l'accord sur le nucléaire ». Au cours de cette table ronde - à laquelle des journalistes ont également participé - , des représentants des entreprises et des ambassades étrangères à Paris, MM. Alejo Vidal-Quadras, l'ancien vice-président du Parlement Européen et fondateur du Comité international pour la recherche de la justice (International Committee In Search of Justice/ISJ) ainsi que Mohammad Amin, analyste et chercheur-associé à la FEMO, ont présenté leurs analyses de la situation interne en Iran près d'un an après la signature de l'accord sur le programme nucléaire de Téhéran et cinq mois après la levée des sanctions internationales.

M. Alain Neri, sénateur du Puy-de-Dôme (Auvergne-Rhône-Alpes) et secrétaire de la Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées du Sénat, a inauguré cette table ronde en souhaitant la bienvenue aux participants et en soulignant l'importance d'une conférence comme celle-ci et de l'échange de points de vue sur la situation au Moyen-Orient en général, et sur l'Iran en particulier.

IRAN : instabilités financière et politique

Mohammad Amin

Dans les analyses ou études réalisées ces derniers temps sur les difficultés des relations économiques avec l'Iran, les facteurs externes ont souvent été privilégiés.

Dans cet exposé, je vais essayer de me focaliser sur les facteurs internes ayant des impacts beaucoup plus importants sur l'économie et la politique iranienne, afin d'obtenir un schéma plus réaliste de la situation.

Aujourd'hui, les prévisions initiales optimistes sur l'accès à un eldorado iranien se sont dissipées. Les banques européennes refusent de financer les projets et transactions avec l'Iran, en partie parce que les Etats-Unis ont maintenu une gamme des sanctions décidées avant l'accord du 14 juillet 2015 sur le nucléaire, auxquelles s'ajoute le maintien de l'interdiction des transactions en dollars avec ce pays. Dès lors, les banques risquent de se voir à nouveau sanctionnées par Washington comme ce fut le cas des banques françaises BNP Paribas et britannique HSBC, qui ont subi des amendes colossales : 8.9 milliards de dollars pour la première et 1.9 milliards de dollars pour la deuxième.

Lors d'une rencontre avec les représentants des banques européennes, le jeudi 12 mai, John Kerry, le Secrétaire d'État américain, n'a pas réussi à les convaincre de faire des affaires avec l'Iran. Les banques Standard Chartered, HSBC et Deutsche Bank ont aussitôt déclaré qu'elles n'étaient pas prêtes à prendre le risque de telles transactions. Aujourd'hui en France, seul un nombre limité de banques de petites tailles, telles que la Banque Postale ou Natixis, se disent prêtes à financer certaines transactions, ce qui reste largement insuffisant pour les grands projets. De son côté, la Coface n'est pas disposée à garantir les transactions avec l'Iran. Cela constitue évidemment d'importants obstacles.

Quatre sphères majeures d'instabilité en Iran

Mais il y a d'autres obstacles encore plus importants, au caractère structurel fortement enraciné dans la situation politique et économique à l'intérieur du pays, et parmi lesquels on peut distinguer quatre sphères essentielles : l'instabilité financière (1) ; de vives tensions au sein des instances politiques, législatives et religieuse (2) ; une implication directe dans les guerres extérieures (3) ; et, le plus important, la mainmise et le monopole du guide suprême religieux et ses forces armées sur une grande partie de l'économie du pays (4).

1. Instabilité financière

La stabilité financière est aujourd'hui pratiquement inexistante en Iran. D'importants faits réels illustrent cette situation. 

Les banques du pays sont, de manière officieuse, déclarées insolvables, voire en faillite. Cet état des choses constitue la réalité révélée la plus importante après l'accord sur le nucléaire. Aujourd'hui en Iran, la question que chacun se pose est de savoir quelle banque n'est vraiment pas en situation de faillite. Pour se protéger, ces banques tentent, par des méthodes aux conséquences graves à moyen terme, d'attirer les économies de la population, avec des taux d'intérêt atteignant les 30%, tandis que ce taux est de moins de 1% en France par exemple. Ainsi, la tendance actuelle ne va pas dans le sens de l'encouragement de l'investissement dans le commerce et la production, mais aggrave davantage la récession. Le total de prêts et crédits bancaires non-remboursés du système bancaire, souvent accordés aux personnes recommandées par les hauts cercles du pouvoir, est estimé à 95000 milliards de tomans (plus de 20 milliards d'euros) et la dette du gouvernement envers le système bancaire a atteint les 140000 milliards de tomans (plus de 35 milliard d'euros). Ainsi, 15.4% des prêts n'ont pas été remboursés. A titre de comparaison, ce taux est de 3.9% en Europe (l'Irlande, la Grèce et l'Italie exceptés) et de 6.5% à l'échelle mondiale. Des rapports provenant des sources officielles montrent que certaines banques ont prêté des sommes plusieurs fois supérieures à leurs capitaux propres. Selon un rapport du Majlis (parlement), la proportion des prêts accordés par certaines banques par rapport à leurs capitaux propres est démesurée.

Il est, par conséquent, évident que les banques du pays sont incapables de prêter de l'argent au secteur privé, car l'argent manque tout simplement et que le système économique est bloqué.

Une question essentielle s'impose : pourquoi l'Etat n'intervient-il pas pour sauver les banques, tel que ce fut le cas aux Etats-Unis lors de la crise de 2008 ?

La réponse est simple : l'Etat n'a plus d'argent non plus. Ali Tayebnia, Ministre des Finances, a déclaré le 25 avril que la dette de l'Etat avait dépassé les 500000 milliards de tomans (plus de 120 milliards d'euros) et que tous les projets de construction, de rénovation et d'aménagement étaient suspendus.

En décembre dernier, faute de pouvoir payer les salaires des fonctionnaires, l'exécutif a de nouveau emprunté de la Banque centrale.

La Banque mondiale a déclaré qu'elle n'envisageait aucun plan pour accorder des prêts à l'Iran.

2. Tensions exacerbées au sein du pouvoir 

Les tensions et conflits de longue date, ancrés dans les institutions politiques, législatives et idéologiques du pays constituent la deuxième sphère de la crise d'instabilité qui frappe le système iranien. Les différentes structures de l'Etat ne parviennent pas à travailler ensemble. Au contraire, elles se neutralisent ou sabordent les projets de l'autre. Actuellement, par exemple, le Corps des Gardiens de la Révolution (le CGR-Pasdarans) empêche par tous les moyens la signature de contrats pétroliers par le gouvernement et, réciproquement, le gouvernement fait saboter les contrats signés par le CGR.

Les dernières élections législatives (février 2016) n'ont fait qu'aggraver cette situation. Une guerre de succession du Guide suprême, malade, fait rage et la corruption au sein du régime a atteint des sommets sans précédent.

Les décisions du pouvoir judiciaire sont prises arbitrairement sans aucune base légale ; tout ressortissant étranger se rendant en Iran risque l'arrestation, à tout moment, sous divers prétextes. De plus, la violation aggravée des droits humains fondamentaux, comme l'absence de garanties légales pour le respect de propriété privée, crée davantage de risques juridiques pour toute transaction avec l'Iran.

Parmi les autres risques à anticiper, se trouvent les sanctions très sévères prévues dans la législation américaine, comme la loi portant sur la corruption dans les transactions avec les étrangers (Foreign Corrupt Practices Act), les transactions conduisant aux services de sécurité fournis à l'Iran ou au renforcement de ses capacités militaires ou de son armement.

De plus, le risque d'implication, dans les transactions ou échanges, s'apparentant au blanchiment d'argent est très élevé.

Enfin, on voit mal comment, dans le contexte actuel, une entreprise pourrait respecter et mettre en œuvre des procédures dites de « diligence raisonnable », définies par exemple par les « Principes directeurs de l'OCDE à l'intention des entreprises multinationales ».

3. Une politique étrangère agressive et belliqueuse

La politique belliqueuse de l'Iran dans la région est à la base d'un autre aspect important de l'instabilité qui règne dans ce pays.

En ce moment, l'implication directe de l'Iran dans la guerre en Syrie impose des dépenses annuelles d'au moins 24 milliards de dollars à l'économie du pays, car il s'agit d'organiser, former et encadrer plus de 70000 combattants (dont 20000 pasdarans, des milices afghanes, irakiennes et pakistanaises) sur les différents fronts de cette guerre. À cela s'ajoute l'aide financière considérable apportée directement au gouvernement de Bachar al-Assad qui se trouve dans un état de paralysie économique et financière. De plus, l'Iran finance les activités de plusieurs organisations paramilitaires dans la région, notamment du Hezbollah libanais, des Houthis au Yémen et des groupes importants de miliciens en Irak, tels que les Assaeb Ahl al-Haq et le Hezbollah irakien.

Ces dépenses empêchent la stabilité financière du pays, en ce qu'elles sont la priorité numéro un des mollahs et qu'elles ont, à ce titre, un impact direct sur la situation économique de l'Iran et les décisions des dirigeants concernant les questions financières et économiques.

Il va de soi que la politique belliqueuse des mollahs dans la région, qui va de pair avec la réactivation de leur programme de missiles balistiques de longue portée, ne laisse aucune perspective pour la levée de ce qui reste de sanctions.

Dans un rapport officiel remis au Majlis sur l'évolution de l'application de l'accord sur le nucléaire, et avec une franchise sans précédent, l'absence de sécurité et de stabilité dans le pays a été citée comme l'obstacle le plus important : « Le problème essentiel et le défi le plus grand devant l'application totale de l'accord sur le nucléaire et les bénéfices que celui-ci peut engendrer, n'est autre que l'absence d'un climat de confiance dans le pays pour la partie étrangère...Le facteur essentiel dans le calcul de dépenses/bénéfices des entreprises pour faire des affaires avec l'Iran, est le degré de la confiance dans cette échange et [la sûreté de] son environnement...

Si une entreprise n'arrive pas à cette certitude que le marché ciblé évolue dans un environnement sûr pour l'investissement, le commerce, échanges, et globalement toute coopération économique, elle ne prendra évidemment pas le risque de s'engager ni dans l'investissement, ni dans le transfert de la technologie, ni dans les grands projets, ni dans des contrats d'un montant important... Dans le climat tumultueux actuel du Moyen-Orient qui se prête plutôt à la fuite des capitaux, et alors que des doutes subsistent quant au respect de l'accord par toutes les parties, il est normal que les entreprises étrangères adoptent une approche prudente. Pour remédier à cet handicap, outre l'incitation à la concurrence, il nous incombe de créer une ambiance de confiance pour nos partenaires potentiels économiques et commerciaux pour venir à bout de leurs craintes de s'engager avec l'Iran et de les encourager à coopérer avec notre pays... ».

4. La mainmise du guide suprême sur l'économie et les finances

Le monopole qu'exercent le Guide suprême, le CGR et les autres institutions militaires et sécuritaires sur une grande partie de l'économie du pays est le quatrième élément déstabilisateur et, de loin, le plus important.

Ces institutions ont la moitié du PIB de l'Iran sous leur contrôle. Ces dernières années, la domination du CGR a souvent été mise en avant, alors que l'institution la plus puissante financièrement n'est autre que « Setâd-e Edjrây-e farmân-eEmam » (littéralement, « le QG de l'application du commandement de l'Imam »), un conglomérat qui appartient au Guide suprême, Ali Khamenei.

L'an dernier, avec mes collègues de la FEMO, j'ai effectué une enquête approfondie sur ce sujet. J'y ai montré comment les institutions liées au Guide suprême ont créé, notamment au cours des dix dernières années, 14 pôles économiques, chacun constituant un empire financier et commercial. Le CGR (les pasdarans) contrôle, par exemple, 30% du secteur pétrolier, s'assurant ainsi une position de force dans ce domaine. Il en va de même en ce qui concerne les Bassidji [milices « populaires »], les forces de sécurité de l'Etat, la Fondation des déshérités, etc...

En effet, il n'existe aujourd'hui aucune entreprise en Iran qui ne soit aussi importante que celles contrôlées par le CGR ou les institutions liées au Guide suprême. Le très maigre secteur privé est incapable de concurrencer ces entreprises dominantes pour faire des affaires avec les entreprises étrangères. Quelques exemples :

- La société Sobhanoncology (oncologie) appartenant au « Setâd-e Edjrây-e farmân-eEmam » est la représentante exclusive du groupe français pharmaceutique Sanofi Pasteur en Iran.

- En septembre 2015, le groupe français d'hôtellerie Accor a signé un contrat avec la société iranienne Aria Ziggurat, une filiale du groupe d'investissement Semega dont une majorité d'actions appartient au CGR (pasdarans).

- La France a donné son accord pour la vente de 118 avions gros-porteurs Airbus à l'Iran. Une partie de ces avions sera mise à la disposition de la compagnie aérienne iranienne Mahan, de très mauvaise réputation, celle-ci étant sous le contrôle de la Force Qods (branche terroriste du CGR pour les opérations extérieures), dont le rôle essentiel dans le transfert des troupes et le transport d'équipements militaires en Syrie n'est plus à démontrer. Cette compagnie se trouve sur la liste noire des sanctions américaines. Deux sociétés anglaises ont dû payer de lourdes amendes cette année pour avoir violé l'interdiction de travailler avec Mahan.

- Le constructeur automobile français Renault est actuellement en négociation avec le groupe iranien Saipa ainsi que le constructeur Iran-Khodro. Saipa appartient totalement au CGR et le « Setâd-e Edjrây-e farmân-eEmam » est l'un des actionnaires principaux d'Iran-Khodro avec lequel le groupe français PSA Peugeot Citroën a déjà signé un contrat.

- L'Iran compte aujourd'hui 31 banques publiques et privées, près d'un millier d'établissements financiers et de crédits autorisés et plus de 7000 entités financières non-autorisées.

La plupart des banques privées appartiennent aux 14 pôles financiers et commerciaux contrôlés par le Guide suprême et le Corps des pasdarans, et sont toutes impliquées, d'une manière ou d'une autre, dans des opérations de blanchiment d'argent et de financement du terrorisme.

Des représentants de sociétés européennes, qui se sont récemment rendus en Iran, rapportent qu'à Téhéran, partout où ils ont rencontré la direction d'une société iranienne, ils se sont toujours trouvés face à un PDG ou à un directeur général qui était un ancien membre des pasdarans, à la barbe de plusieurs jours et habillé de manière rugueuse, mais accompagné de plusieurs jeunes hommes aux apparences élégantes, tapant sur leurs ordinateurs portables le contenu des négociations. Le « patron » insiste d'emblée : « nous dépendons directement du Guide suprême. Pour ce contrat vous n'avez besoin d'aucune autorisation. Le gouvernement, le Majlis, les ministères, tout ceux-là, n'ont aucune importance et n'ont rien à voir là-dedans. Nous pouvons vous débarrasser de tout obstacle éventuel, dans toutes les étapes suivantes. Il vous suffit de nous apporter des capitaux et de la technologie, et de nous laisser nous occuper du reste... ».

L'ennui est que ces sociétés n'ont plus de moyens financiers à proposer aux sociétés occidentales et se contentent de promesses en l'air au sujet de futurs bénéfices.

Au départ, les Européens pensaient en effet qu'il était possible de recréer le modèle chinois en Iran. En ce qui concerne la Chine, l'Occident a accepté la domination politique du parti communiste, si celui-ci pouvait garantir un marché et des échanges commerciaux libres. La Chine est aujourd'hui membre de l'OMC. Néanmoins, la situation du Guide suprême en Iran est radicalement différente.

Le cumul des richesses du pays dans les mains du Guide et de son appareil militaro-sécuritaire, qui constituent le moteur du terrorisme et de l'exportation du fondamentalisme, a conduit à une situation économique chaotique, au gaspillage des ressources et à l'instabilité politique.

En résumé, bien que les sanctions qui sont toujours en vigueur empêchent les banques européennes de travailler avec l'Iran, des obstacles beaucoup plus importants persistent à l'intérieur du pays, en tête desquels se trouve l'instabilité financière et politique.

Ainsi, investir en Iran dans ces conditions revient à construire des maisons sur le bord d'une rivière qui risque une crue et des inondations à tout moment.

Les sociétés étrangères, en faisant des affaires avec l'Iran du Guide suprême, mettent le pied sur un chemin semé d'embûches.