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Le grand perdant de l’accord entre l’Iran et l’Arabie Saoudite

Par Nader Nouri

Si cet événement est salué par de nombreux observateurs et les pays de la région, certains restent sceptiques quant à la capacité des deux pays à surmonter leurs différends historiques et à travailler ensemble pour résoudre les conflits régionaux.

Le renouement des relations entre l'Iran et l'Arabie Saoudite a donné lieu à de nombreux commentaires et des spéculations sur l'avenir de ce bouleversement diplomatique dans les médias.

Revenons d'abord aux faits. Riyad et Téhéran, deux puissances régionales en conflit depuis des décennies, se sont convenues, le 10 mars, à Pékin, de renouer leurs relations diplomatiques, rompues depuis sept ans.

L'accord surprise est signé par le chef du Conseil suprême de la sécurité nationale du régime iranien, Ali Shamkhani, et le conseiller national à la sécurité national saoudien, Mosaed bin Mohammed Al-Aiban.

Première conséquence : l'Iran et l'Arabie saoudite ont annoncé leur intention de rétablir leurs relations diplomatiques, à l'issue d'une rencontre entre le ministre iranien des Affaires étrangères et son homologue saoudien à Pékin, le 6 avril 2023, en présence de ministre chinois Qin Gang.

Cet accord permettra la réouverture des ambassades et des consulats des deux pays, ainsi que la reprise officielle des relations bilatérales. Une délégation diplomatique saoudienne a visité Téhéran pour discuter de la réouverture de la représentation diplomatique du royaume en Iran d'ici mi-mai. Ebrahim Raïssi, le président du régime iranien devrait également visiter Riyad après le Ramadan pour célébrer ce rapprochement formel.

Toutefois le rétablissement des relations ne peut suffire à lui-même à « normaliser » les relations, dissiper les tensions ou atténuer les rivalités qui durent depuis plusieurs décennies.

Si cet événement est salué par de nombreux observateurs et les pays de la région, certains restent sceptiques quant à la capacité des deux pays à surmonter leurs différends historiques et à travailler ensemble pour résoudre les conflits régionaux. En effet, les deux pays soutiennent des camps opposés dans plusieurs conflits, notamment au Yémen, au Liban, en Syrie...

Par ailleurs, ces relations ont été tâchées de sang à plusieurs reprises depuis l'avènement de la république islamique à Téhéran.

Voici un aperçu des dates importantes les plus récentes dans l'évolution des relations entre l'Iran et l'Arabie saoudite :

1980-1988 : La guerre Iran-Irak. L'Arabie saoudite soutient l'Irak contre l'Iran.

1987 : Incident de La Mecque, au cours duquel des centaines de pèlerins sont tués lors d'affrontements avec les forces de sécurité saoudiennes. Il s'est avéré que l'incident avait été provoqué par des éléments agitateurs infiltrés par le régime iranien dans les rangs des pèlerins.

1990-1991 : L'Iran profite des retombées de l'intervention des États-Unis contre l'Irak qui avait envahi le Koweït.

1996 : L'explosion d'un camion-citerne piégé dans un lotissement saoudien dans la ville de Khobar, dans l'est du pays, fait 19 morts et près de 500 blessés dont de nombreux gravement atteints. Les autorités saoudiennes accusent l'Iran d'être derrière l'attentat par l'intermédiaire du Hezbollah Al-Hejaz, une branche du Hezbollah libanais, organisation paramilitaire affiliée à Téhéran.

2011-2012 : Printemps arabes. L'Arabie saoudite et l'Iran se rivalisent pour étendre leur influence dans les pays en transition. En Syrie ensanglantée et dévastée par une guerre civile atroce depuis 2011, Téhéran et Riyad soutiennent des forces belligérantes opposées jusqu'à ce jour.

2015 : L'Arabie saoudite intervient militairement au Yémen pour contrer l'influence grandissante de l'Iran qui a créé une milice composée des Houthis, rebelles hostiles au gouvernement soutenu par les Saoudiens.

2016 : L'Arabie saoudite rompt ses relations diplomatiques avec l'Iran après l'attaque de son ambassade à Téhéran par des manifestants en colère protestant contre l'exécution, par Riyad, d'un chef religieux chiite saoudien.

2019 : Attaque de missiles et drones contre des installations pétrolières saoudiennes, attribuée à l'Iran par l'Arabie saoudite et les États-Unis.

Il est important de noter que ces dates ne constituent qu'un aperçu général des relations souvent turbulentes et tendues entre les deux pays au fil des décennies, et qu'il y a eu de nombreux autres événements et incidents significatifs qui ont contribué à façonner leurs relations toujours plus tumultueuses.

Les détails de l'accord de Pékin ne sont pas encore connus, ce qui rend difficile une connaissance plus ou moins complète des implications de ce rapprochement. C'est peut-être pourquoi la plupart des observateurs se sont plutôt penchés sur une conséquence extérieure aux deux pays. Ces commentateurs soulignent généralement que l'accord de Pékin, a affaibli le rôle des États-Unis dans la région du Golfe persique, et parfois même le considèrent comme la fin de l'hégémonie américaine. L'Iran, qui a passé un accord de coopération de 25 ans avec la Chine en 2021, y voit une victoire sur les États-Unis. Le général Rahim-Safavi, ancien chef du Corps des gardiens de la révolution islamique (CGRI) et l'un des proches collaborateurs du guide suprême iranien, Ali Khamenei, présente l'accord de Pékin comme un tournant marquant la fin de l'hégémonie américaine dans la région.

Toutefois même si cet accord renforce considérablement le rôle régional de la Chine, il ne signifie aucunement la mise hors jeu des Américains de la région. Les Saoudiens, tiennent toujours à leurs relations privilégiées avec les Etats-Unis mais s'ils se sont rapprochés de la Chine, c'est pour en servir comme une puissance garante étant suffisamment influente pour contrôler l'Iran des mollahs.

Les principaux termes de l'accord

Malgré des discussions approfondies, Riyad et Téhéran "n'ont pas réussi à régler tous les désaccords en suspens entre eux", a indiqué Faisal Bin Farhan, le ministre saoudien des Affaires étrangères.

Alors en dehors du rétablissement des relations diplomatiques rompues par les Saoudiens, quels sont les termes importants de cet accord ? Selon des fuites et indiscrétions apparues dans la presse, il s'agirait des engagements à «ne pas s'ingérer dans les affaires (de l'autre) », réactiver « un accord sécuritaire signé en 2001» et «lancer une coopération économique, commerciale, technologique et des projets d'investissements». Selon les experts, les échanges commerciaux éventuels sont bien loin de pouvoir sauver l'économie iranienne en ruine en raison des sanctions économiques liées au programme nucléaire iranien, la mauvaise gestion, la corruption devenue endémique et des conflits sociaux qui durent depuis plusieurs années.

L'engagement réciproque de la non-ingérence dans les affaires intérieures des deux pays se traduit par deux clauses :

Téhéran s'engage à ne pas utiliser les Houthis au Yémen et les groupuscules chiites en Irak pour cibler le territoire de l'Arabie saoudite avec des drones ou tout autre moyen opérationnel.

Les Saoudiens s'engagent à cesser la propagande médiatique contre le régime iranien en prise à des soulèvements populaires qui mettent en danger, par leur ampleur, la survie même du régime.

Des deux protagonistes, c'est Riyad qui y gagne le plus selon des diplomates. La guerre au Yémen et les attaques depuis ce pays menaçaient constamment la sécurité des villes et des installations saoudiennes. Selon le quotidien saoudien Asharq al-Awsat, le devenir du Yémen serait le critère-test du succès de l'accord et du sérieux de la partie iranienne. Pour commencer, les Houthis et les loyalistes ont procédé à l'échange des prisonniers la semaine dernière.

Téhéran se serait également engagé à cesser de livrer des armes aux Houthis. Le paradoxe est que Téhéran a toujours démentis avoir fourni des armes à la milice Ansarrollah créé et formée par les Gardiens de la révolution depuis deux décennies avec le concours du Hezbollah libanais.

Tout indique que les Saoudiens profitent de la caution Chinoise pour modérer les positions du régime iranien qui dépend largement de Pékin depuis la signature d'un accord bilatéral de coopération de 25 ans.

Mais les Saoudiens ont surtout profité de l'affaiblissement du régime iranien en prise à une contestation qui ébranle le pays depuis sept mois après la mort de Mahsa Amini, une jeune kurde iranienne arrêtée par la police des mœurs pour une question de voile obligatoire en Iran. Depuis ce drame, des manifestations de protestation ont éclaté partout dans le pays. La répression brutale de ce mouvement sans précédent a fait au moins 750 morts parmi les manifestants et des dizaines de milliers d'Iraniens ont été arrêtés par les forces de répression. Le soulèvement en Iran est donc à la base de ce renouement entre les deux pays, un accord toutefois fragile qui reste plutôt tactique que stratégique. Le régime iranien a déjà démontré dans le passé qu'une fois la crise passée, ses ingérences régionales reprennent comme une addiction incurable. Les plus sceptiques dans les chancelleries rappellent la célèbre fable persane de la grenouille et du scorpion traversant ensemble une rivière. Le scorpion finira par piquer de son dard venimeux la grenouille en plein milieu de la rivière. A pourquoi de la grenouille, le scorpion répondit : "Je ne pouvais pas m'en empêcher, c'est dans ma nature". La nature et la survie du régime iranien se fonde sur la fameuse « exportation de la révolution » inscrite dans la constitution de la mollarchie. Les ingérences bellicistes dans la région et la volonté de survivre dans un espace dominé par les crises, sont des bouées de sauvetage indispensable qui devraient éviter à la dictature des mollahs de couler. Ali Khameneï avait dit clairement que s'il mettait fin à ces ingérences militaires dans la région du Moyen-Orient, il devrait « se battre en Iran, à Kermanchah, Hamedan, Ispahan, Téhéran ou Khorassan… » contre les jeunes insurgés.

Le régime iranien gagne dans la deuxième partie de l'accord. L'Arabie sunnite s'engage à ne plus financer des médias et des pseudo-opposants iraniens en exil qui soufflent sur la braise de la révolte en Iran. En fait le véritable enjeu est la chaîne de télévision de langue persane « Iran International » financée par les Saoudiens et gérée par des journalistes iraniens en exil qui ont souvent travaillé dans les médias officiels iraniens. Cette chaîne basée longtemps à Londres et qui vient récemment de transférer ses locaux vers Washington sert depuis septembre comme une sorte de machine de propagande tournée vers l'intérieur de l'Iran laissant croire notamment à un possible retour de la monarchie dans ce pays. La vedette de cette opération médiatique n'est autre que Reza Pahlavi le fils de l'ancien monarque dictateur déchu en 1979 à la suite d'une révolte populaire d'envergure. Ainsi une nébuleuse d'opposants constituée des nostalgiques du passé dictatoriale aux éléments déçus du régime actuel se relayait sur les plateaux de la chaîne saoudienne diffusant des émissions en langue persane 24 heures/24. Ainsi, faire taire cette chaîne pourrait apparaître comme un succès pour le régime de Téhéran.

L'une des premières manifestations de ce rapprochement a été la nomination par l'Arabie saoudite d'un nouveau ministre de l'Information (chargé des médias). Cette nomination a laissé entendre que l'Arabie Saoudite pourrait changer la teneur des contenus de sa chaîne de télévision satellite.

Cette concession saoudienne n'est pas un grand sacrifice puisque l'Arabie Saoudite préfère de toute évidence un Iran affaibli avec qui elle pourrait marchander mais surtout pas un renversement du régime au pouvoir à Téhéran.

Selon des observateurs du soulèvement en Iran, le rôle joué par la Chaine Iran International a été d'ailleur contre-productif. Miroiter l'illusion d'un retour à la dictature monarchique en cas de chute du régime a contribuer à étouffer le feu du soulèvement.

On peut conclure que le principal perdant de cet accord pourrait être un fragment de l'opposition iranienne, qui a été soutenu par l'Arabie Saoudite jusqu'à présent. Une opposition qui, à l'instar d'Ahmad Chalabi en Irak, compte uniquement sur l'aide étrangère sans bénéficier d'une base réelle à l'intérieur de l'Iran. C'est peut-être ce qui explique le récent déplacement de Reza Pahlavi, fils du dernier chah, en Israël à la recherche de nouvelle ressources. Le problème est que durant les sept mois de soulèvement en Iran non seulement il n'y a eu aucun signe d'adhésion de la population iranienne à un retour à l'ancienne dictature, mais au contraire le mot d'ordre principal entendu dans tout le pays sont « A bas l'oppresseur, qu'il soit le Chah ou le Guide suprême », ou « Ni monarchie, ni « mollarchie, démocratie et liberté ».

La résistance iranienne enracinée en Iran qui n'a jamais compté sur le soutien des puissances étrangères pour renverser le régime à l'instar des Moudjahidine du peuple d'Iran (OMPI), n'a rien à craindre de cet accord n'ayant jamais dépendu de l'Arabie saoudite ou de toute autre puissance dans la région ou au-delà. D'ailleurs durant ces sept dernier mois la chaîne Iran International censurait la multitude d'informations en provenance des unités de résistance en Iran liés à l'OMPI, véritable fer de lance du soulèvement.

Quoi qu'il en soit, le processus de rapprochement entre l'Arabie Saoudite et l'Iran est encore fragile et il faudra attendre pour voir s'il se concrétise dans les faits. Il est donc important de rester vigilant et d'observer les développements futurs avec… prudence.