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"Le groupe Wagner de Khamenei" dans les universités iraniennes

Photo : AP

Par Rasoul Asghari*

Alors que les universités iraniennes s'apprêtent à accueillir la première vague de manifestations à l'occasion de l'anniversaire du soulèvement sanglant de l'année dernière, les responsables du régime annoncent l'inscription massive des forces de la milice irakienne Hachd al-Chaabi comme étudiants à l'Université de Téhéran.

L'entrée de ces forces dans les universités doit être analysée dans un contexte où non seulement la société iranienne attend avec impatience la relance des protestations, mais le régime s'enfonce aussi dans le cauchemar d'un futur soulèvement beaucoup plus intense.

Dans cet article, nous tenterons d'examiner la mise en place de milices mercenaires dans les universités, nouvel élément dans les couches complexes de répression utilisées contre le soulèvement des étudiants au cours des 10 derniers mois. Le recours à ces milices étrangères peut être vu comme une reconnaissance de l'inefficacité des méthodes passées, et un peu au-delà, comme un changement de paradigme dans l'équation résistance/répression ? Et enfin, voyons si la présence de ces forces se limitera-t-elle à l'université ?

" Renvoi d'étudiants, recrutement de combattants"

Le 9 juillet 2023, à l'anniversaire de la répression sanglante du soulèvement étudiant du 9 juillet 1999, Hossein Mousavi Bekhati, l'adjoint d'Hachd al-Chaabi pour l'éducation et la formation, a annoncé que dans un accord avec les universités iraniennes, dont l'Université de Téhéran, les membres de ce groupe, seront envoyés en Iran en tant qu'étudiants.

La nouvelle s'est d'abord reflétée par une vague d'incrédulité et était aussi indigeste que d'entendre la nouvelle de l'acceptation de mercenaires de Wagner en tant qu'étudiants dans les universités de certains pays non démocratiques, les introduisant en cours pour contrôler la contestation estudiantine. Certes la possibilité de fournir un tel service n'est jamais venu à l'esprit d'Evgueni Prigogine !

Mais très vite l'étonnement et l'inquiétude fait place à l'incrédulité. Ces déclarations ont été immédiatement confirmées par le président de l'université de Téhéran, Mohammad Moghimi. La chaîne Telegram des étudiants de l'Université de Téhéran a écrit que 95 membres de ce groupe sont déjà arrivés en Iran.

En réponse à cette évolution, des militants étudiants de l'Université de Téhéran ont annoncé le 13 juillet, dans un communiqué largement diffusé et intitulé « Renvoi d'étudiants, recrutement de combattants », qu'ils ne toléreraient pas la présence de forces militaires à l'université, que ce soit en uniforme de combat ou en uniforme scolaire, et y résisteront.

Les étudiants précisent que « la présence des forces d'Hachd al-Chaabi en tant qu'étudiants » est « une offensive contre les universités » et dans une analyse claire des jours à venir, ils écrivent : « Aujourd'hui, nous n'avons d'autre choix que de nous lever et d'avancer car face au dilemme entre l'élimination ou la survie, l'inaction revient à disparaître."

Actuellement, le nombre total d'étudiants dans le pays, y compris les universités publiques et privées, est de 3 millions 173000 personnes.

Qu'est-ce que les Hachd al-Chaabi ?

Les Hachd al-Chaabi ou unités de mobilisation populaire est une collection d'environ 40 groupes de milices chiites sous influence de la République islamique d'Iran en Irak, réunis en 2014 sous le prétexte d'affronter ISIS (ou Daesh). Les Hachd al-Chaabi ont bénéficié des armements, des financements et du soutien militaire du régime iranien, et son commandement était clairement entre les mains de Qassem Soleimani et des membres irakiens de la Force Al-Qods du corps des gardiens de la révolution islamique (CGRI).

Certaines composantes de ce groupe, tels que des Kataeb Hezbollah et Asaïb Ahl al-Haq, figurent sur les listes terroristes des États-Unis et de certains pays occidentaux et arabes, et ils ont laissé derrière eux un bilan terrible en matière des violations graves des droits humains, surtout durant les guerres civiles d'Irak, et sont particulièrement réputées pour leur cruauté. Leur idéologie est la même que celle du régime établi en Iran, et le courant dominant en son sein obéit à Khamenei en tant que Guide suprême.

Le 26 novembre 2016, le parlement irakien, dont la majorité était aux mains des partisans du régime iranien – sur le modèle du Corps des gardiens de la révolution islamique (CGRI) - a reconnu les Hachd al-Chaabi comme une force militaire affiliée à l'establishment sécuritaire irakien et un organe distinct de l'armée. En 2017, le parlement irakien estimait le nombre de ces forces à 110 000.

Un an plus tard, le secrétaire d'Etat Américain, Rex Tillerson les a qualifiées de milices iraniennes et a exigé qu'elles soient dissoutes ou intégrées à l'armée irakienne.

Abu Mehdi al-Mouhandis était le principal commandant de terrain de cette force, qui a été tué avec Qassem Soleimani, le commandant en chef de la force terroriste Qods, le 3 janvier 2020, lors d'une attaque de drones américains près de Bagdad.

Khomeiny et l'épineuse question de l'université

L'université a toujours été la source du mal pour la République islamique. Dès le premier jour, Khomeiny (le fondateur du régime) a mis en garde contre le danger de l'université et de ce qu'il appelait les sciences modernes : "Toutes ces calamités qui ont frappé l'humanité ont leurs racines dans l'université..." (le livre Sahifa-ye Imam Khomeiny, vol.13, page 413)

Les mollahs, qui par leur origine sociale et leur caractère réactionnaire sont aux antipodes de l'université comme symbole du savoir et de la pensée modernes, se sont acharnés sur cette institution du savoir au lendemain du renversement de la dictature monarchiste et l'instauration de leur pouvoir.

AFP
AFP


Alors que le visage du nouveau gouvernement s'est peu à peu exposé dès les premiers mois de la victoire de la révolution, l'université est devenue la principale bastion sociale des opposants à la République islamique, notamment l'Organisation des Moudjahidine du peuple d'Iran (OMPI) et l'organisation des Fedayin du peuple iranien. Khomeiny ne supportait pas une telle situation et finalement, fin avril 1980, seulement 14 mois après la révolution, il ordonna une attaque contre les universités suivie de leur fermeture sous prétexte de révolution culturelle décrétée par Khomeiny en personne.

C'est alors que des centaines d'enseignants ont été licenciés ainsi que des milliers d'étudiants, dont beaucoup ont été emprisonnés voir même exécutés, un an plus tard. 

Les universités sont restées fermées jusqu'à la deuxième moitié de l'année1983. Après cela, un plan de sélection avec des quotas a été appliqué, ce qui a poussé le ministère de l'Enseignement supérieur à empêcher les opposants au régime d'entrer à l'université et à attribuer au moins 45% des sièges universitaires aux milices du Bassidj et aux familles des affiliés du régime. Dans les années suivantes, sous le mot d'ordre de «l'islamisation » des universités, davantage de restrictions ont été imposées à cette institution.

Mais après chaque coup infligé par le régime en place, l'université a retrouvé son esprit contestataire. Les étudiants ont été à l'origine ou ont dirigé et activement participé à cinq grands soulèvements de 1999, 2009, 2017, 2019-20 et 2022-2023.

Ainsi, l'université en Iran est redevenue un lieu où le régime n'a pu faire avancer son prosélytisme, malgré les énormes dépenses effectuées et la présence de milliers de miliciens du Bassidj et des nervis du Hezbollah.

Suppression en cinq étapes

Lors du soulèvement qui a débuté le mi- septembre dernier et qui s'est propagé dans plus de 200 villes d'Iran pendant plusieurs mois, selon les organisations de défense des droits de l'homme, 750 citoyens iraniens, dont 70 enfants, ont été tués et des milliers blessés, dont des dizaines de personnes ont perdu la vue à cause de tirs directs de billes à plombs. Des dizaines de milliers de personnes ont également été arrêtées et envoyées dans des prisons qui sont en réalité des camps de torture.

L'université a été particulièrement au cœur de ce soulèvement, et on estime qu'au cours de la première semaine, 137 universités à travers l'Iran se sont engagées dans une lutte inégale avec les forces de répression. Les étudiants boycottent les salles de classe et se mettent en grève, et presque jusqu'au début décembre, les terrains de l'université sont le théâtre de rassemblements houleux.

Bien sûr, il y avait une division du travail très importante : les étudiants se battaient avec les forces de sécurité pendant la journée à l'intérieur de l'université, et d'autres groupes sociaux du peuple s'opposaient aux forces de sécurité au coucher du soleil. Une tactique qui tient la police et les Gardiens de la révolution à bout de souffle.

Mais après un moment de flottement et d'indécision dû à sa surprise, le régime a également mis en œuvre sa stratégie de sécurité à plusieurs niveaux pour contrôler l'université, et déclencha la vague généralisée d'arrestations presque dès le début de novembre 2022.

Au début, le regard de l'appareil répressif était sur lui-même et il tentait de combler ses brèches internes, car l'ampleur et la continuité sans précédent des protestations et sa radicalité croissante ont provoqué une chute des capacités de gestion de la crise et de contrôle des universités. De plus certains éléments des forces chargés de la répression ont montré des hésitations et des insubordinations, fragilisant les forces du régime.

À ce stade, les fonctionnaires qui n'ont pas suffisamment coopéré avec l'appareil de sécurité ou empêché l'arrestation d'étudiants ont été démis de leurs fonctions ou remplacés par des éléments plus fiables. Dans cette étape, des personnalités très fidèles au régime ont assumé la responsabilité de l'ordre et du Harassat (sécurité - organe chargé de la répression et représentant le ministère des renseignements au sein des institutions).

La deuxième étape consistait à transférer la responsabilité de la répression de l'extérieur vers l'intérieur des universités. À cette fin, les responsables du régime, parallèlement à l'installation généralisée de caméras de surveillance pour enregistrer les manifestations et découvrir l'identité des étudiants qui protestent, ont modifié les règlements disciplinaires des universités pour donner une justification juridique à leur violence croissante.

« Cela donne la tendance de la machine à réprimer de faire un usage intensif des forces de la milice par procuration, si les protestations se propagent »

Puis, avec ces nouvelles réglementations, ils ont commencé à interdire l'entrée aux étudiants actifs, privé d'autres des services universitaires. Ainsi ils ont largement élevé le coup de participation aux contestations.

Reuters
Reuters

Convoquer massivement des étudiants à des commissions disciplinaires et les interroger et les faire insulter par les forces de sécurité venus de l'extérieur de l'université dans les bureaux du Harassat, créer de sévères restrictions pour les étudiantes vivant dans des dortoirs des cités universitaires à travers le pays, limiter les heures d'entrée et de sortie des dortoirs, contrôler les vêtements des étudiantes à l'entrée et à la sortie des universités et des dortoirs, et empêcher l'entrée d'étudiantes qui n'étaient pas couvertes par les règles imposées. L'une des mesures fut d'expulser un grand nombre d'étudiantes des dortoirs universitaires, ce qui entraînait une perturbation grave pour elles et des coûts économiques au-delà de leur capacité et celle de leurs familles, les privant en pratique de leur droit à l'éducation. Ainsi une longue liste de privations de droits sociaux et éducatifs fut imposée à un large éventail d'étudiants et d'étudiantes dans tout le pays.

Dans la troisième étape et contrairement aux premiers jours, l'appareil de répression a procédé à des arrestations ciblées qui résultaient de vastes mesures d'espionnage et surtout de surveillance des réseaux sociaux.

L'aspect dominant et la différence entre les méthodes de répression utilisées à cette période et les soulèvements de 2017 et 2019, était la vague étendue d'arrestations. Une pratique poursuivie fortement de début novembre à début février 2023. L'arrestation d'étudiants soupçonnés d'être des organisateurs, ainsi que des manifestants étudiants inconnus jusque-là des responsables du Harassat, s'est poursuivie sans interruption.

Alors que le processus des manifestations de rue ralentissait, la quatrième étape du régime a été la libération temporaire ou conditionnelle ou l'annonce d'une amnistie pour certains étudiants emprisonnés. Ces libertés ont eu lieu avec de lourdes cautions infligées aux familles. Mais ces étudiants libérés devaient comparaître devant des commissions disciplinaires, qui les condamnaient souvent à une exclusion définitive ou temporaire des enseignements, ce qui les éloignait du milieu universitaire.

Mais avec toutes ces ruses, le gouvernement a encore peur des universités à tel point que Hossein Salami, le commandant en chef des CGRI, déclare : "... la guerre n'est pas finie, [en] 1402 (année 2023), l'ennemi a changé sa formation et changé son champ.".. De ce point de vue, l'université est le point central des efforts de l'ennemi" (Agence de presse Tasnim, 15 juillet 2023). C'est pourquoi l'appel de forces irakiennes mercenaires par procuration à l'université, tout en étant un signe clair de cette crainte, est une reconnaissance de l'inefficacité du système actuel de répression face au désir de changement des étudiants et dmontre la nécessité pour le régime d'entrer dans la cinquième étape de la répression.

Quelle perspective ?

Les forces des Hachd al-Chaabi ont démontré leur cruauté et leur brutalité lors de la répression des manifestations du peuple irakien ainsi que pendant les années de guerres civiles dans ce pays. L'entrée de ces forces dans l'université n'a d'autre sens que la militarisation manifeste du milieu universitaire. Mais faire appel à ces mercenaires étrangers à ce stade a probablement une signification plus large : "Laisser la tâche de la répression aux forces à l'intérieur de l'université."

L'arrestation, la torture, la privation d'instruction et l'interdiction des étudiants d'entrer à l'université et l'identification des meneurs des manifestations - qui se sont poursuivies de manière continue ces derniers mois - visent à rendre l'université passive et à couper son lien avec la société et neutraliser son rôle d'avant-garde.

Les changements des réglementations et des lois et l'utilisation de nouvelles méthodes de contrôle, ainsi que l'appel à des forces mercenaires par procuration de l'extérieur des frontières, montrent que le régime a décidé de réprimer les manifestants étudiants dans l'université même, soit avec le levier des règlements draconiens ou avec une violence manifeste. Par conséquent, comme prochaine étape, il n'est pas loin de s'attendre à ce que des centres de détention temporaires soient établis à l'intérieur des universités pour la détention, l'interrogatoire et la torture dans le même environnement universitaire.

Cependant, dans le débat sur l'implantation des milices irakiennes dans les universités iraniennes, il est encore trop tôt pour parler d'un changement de paradigme dans les macro politiques de répression. Mais cela donne la tendance de la machine à réprimer de faire un usage intensif des forces de la milice par procuration, si les protestations se propagent. L'officialisation de l'emploi des mercenaires à l'université est le prélude à leur introduction plus large dans l'appareil de répression et de leur recrutement manifeste. Sachons que le nombre de ces forces en Syrie, au Liban, en Irak et au Yémen atteint des dizaines de milliers, ce qui donne une réserve dans laquelle le régime compte puiser.

Mais un tel recourt à cette réserve démontre surtout la prise de conscience des autorités du régime de l'incapacité de ses propres forces à l'intérieur à faire face aux soulèvements à venir. Ces soulèvements successifs ont montré à chaque fois des vagues plus grandes et plus larges et une longévité croissante, un radicalisme étonnamment approfondi d'un soulèvement à l'autre. Il n'est pas évident que face à tel déluge annoncé les milices étrangères puissent être d'un grand secours au pouvoir en place.

Alors que le califat des mollahs avait étendu telle une pieuvre à mille pattes ces tentacules pour terroriser la région du Moyen Orient et le monde entier, il fait maintenant appel à ses mercenaires étrangers pour réprimer le peuple iranien au cœur de sa propre capitale. Dans un tel contexte, la communauté internationale doit saisir ce moment pour frapper la tête de la pieuvre, à savoir le CGRI, en le plaçant sur la liste des organisations terroristes et reconnaître le droit de légitimes défense au peuple iraniens et à ses étudiants, afin de pouvoir résister à la tyrannie et faire avancer leurs revendications démocratiques.

*Rasoul Asghari analyste à la FEMO, est journaliste iranien en exil, spécialiste de l'économie politique.