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La guerre de l'Iran au Moyen-Orient: pire que Saddam Hussein et Al-Qaïda?

Le porte-parole du ministère de la Défense saoudien présente les restes des missiles de croisière et des drones, d'après lui iraniens, retrouvés sur le site pétrolier attaqué d'Aramco, lors d'une conférence de presse à Riyad, le 18 septembre 2019

Par Jean-Sylvestre Mongrenier Chercheur à l'Institut Français de Géopolitique, Chercheur associé à l'Institut Thomas More

La prudence des diplomaties occidentales est compréhensible mais le déni n'est plus tenable. Au prétexte du "dialogue", Emmanuel Macron a été manipulé.

Le 14 septembre dernier, une ou plusieurs salves de drones et de missiles ont détruit une partie du complexe pétrolier saoudien d'Abqaï-Khouraïs, dans la partie orientale du royaume, à une centaine de kilomètres de bases et de "facilités" ouvertes à l'armée américaine. On sait que cette attaque a amputé de moitié la production pétrolière d'Arabie Saoudite, l'un des trois premiers producteurs mondiaux. Le choc a retenti sur le marché du pétrole et les principales places boursières, mettant en en danger l'économie globale. Les engins de destruction ont-ils été propulsés par les Houthistes, depuis le Yémen, ou les milices chiites qui prospèrent en Irak? Quoi qu'il en soit, tous les fils mènent à l'Iran et au régime islamique chiite qui sévit sous ces latitudes. Nonobstant les commentaires lénifiants sur ces "mystérieuses" frappes, il est urgent d'ouvrir les yeux. "Back to basics": les données fondamentales de ce drame géopolitique doivent être pleinement assimilées et méditées. Il est urgent de sortir du déni.

La réalité de l'"axe chiite"

S'il n'est pas possible d'expliquer la situation au Moyen-Orient par un seul facteur et de manière unidimensionnelle, la réalité de l'expansionnisme irano-chiite, les dégâts provoqués et les menaces qu'il représente, hic et nunc, s'imposent à l'analyse géopolitique. En premier lieu, il importe de mettre en perspective les faits. Curieux alliage de panislamisme et de tiers-mondisme marxisant à ses débuts, la révolution islamique chiite de février 1979 et l'arrivée au pouvoir de l'imam Khomeyni sont à l'origine d'un grand chambardement au Moyen-Orient et dans le monde, accru par l'intervention soviétique en Afghanistan à la fin de la même année (décembre 1979). Depuis, une vague islamiste balaie en tous sens le Moyen-Orient, le djihadisme chiite et le sunnite se nourrissant réciproquement. Si la guerre du Golfe (1980-1988) a épuisé la version panislamique et tiers-mondiste du khomeynisme, une synthèse irano-chiite, enracinée dans le nationalisme persan, a depuis pris le relais. Le Guide suprême, Ali Khamenei, les Pasdarans (Gardiens de la Révolution) et leur fer de lance, Al Qods, sont animés par un vaste projet de domination du Moyen-Orient, depuis la Caspienne et le golfe Arabo-Persique jusqu'en Méditerranée orientale, avec de possibles répercussions en Afrique du Nord et dans le bassin occidental de l'ancienne Mare Nostrum.

L'Iran mène déjà une guerre. Si cette guerre est géographiquement éclatée, temporellement séquencée, avec la mobilisation de forces par procuration (les proxies), il s'agit bien d'un conflit armé.

On sait la menace que l'expansionnisme de Téhéran et l'ouverture d'une "autoroute chiite" à travers le Moyen-Orient représentent pour Israël. Outre le Hezbollah, une créature des Pasdarans qui domine Beyrouth et le Liban-Sud, l'Etat hébreu doit désormais faire face à l'implantation iranienne en Syrie dont Vladimir Poutine était censé nous préserver, ainsi qu'en Irak. Pasdarans, milices panchiites et missiles y sont déployés afin d'encercler Israël. À l'évidence, les régimes arabes sunnites sont également mis en péril. Voici déjà plusieurs années que les Pasdarans se vantent de contrôler quatre capitales arabes: Bagdad, Damas, Beyrouth et Sanaa. Trop souvent, le cas du Yémen est abordé sous le seul angle humanitaire. Assurément, le poids du passé (le régime marxiste du Yémen du Sud), le soutien apporté à Saddam Hussein lors de l'invasion du Koweït et l'unification tardive d'un pays compartimenté sur les plans géographique et tribal (1991) expliquent en partie la situation géopolitique. Pourtant, c'est le soutien de Téhéran à la rébellion houthiste, i.e. la minorité zaïdite du nord-ouest, qui a donné une nouvelle ampleur à la guerre civile. La prise de Sanaa et l'exil du gouvernement légal (2014) ont conduit à l'intervention d'une coalition arabe emmenée par Riyad et Abou Dhabi (mars 2015). En violation de l'embargo sur les armes institué par l'ONU, la livraison de missiles balistiques iraniens aux rebelles et leur emploi contre l'Arabie Saoudite ont étendu ce conflit. Les Houthistes s'avèrent être les auxiliaires du régime irano-chiite dans son entreprise de domination régionale, sur les arrières des monarchies du Golfe. Cette question géopolitique a aussi une forte dimension internationale: la principale route maritime entre l'Europe et l'Asie passe par le détroit de Bab-el-Mandeb et le golfe d'Aden.

Ce complexe de forces et de haines, réunies sous les slogans du type "Mort à Israël, mort à l'Amérique!", constitue le redoutable "croissant chiite" désigné comme tel dès 2004 par le roi de Jordanie. Se mouvant et frappant au cœur d'une région très majoritairement peuplée d'Arabes sunnites, cet axe détermine certaines des lignes dramaturgiques qui expliquent la puissance et les constantes résurgences de l'extrémisme sunnite. Afin de pouvoir mener cette entreprise impérialiste à l'abri d'éventuelles frappes occidentales, Téhéran a entrepris de conduire un programme nucléaire, clandestinement et illégalement au regard des engagements pris dans le cadre du Traité de non-prolifération (TNP, 1968). Le dévoilement de cette information, en 2002, grâce à des agents des Moudjahiddines du Peuple (la résistance iranienne), aura été le point de départ d'une longue crise diplomatique marquée par des pics de tension, l'adoption de sanctions économiques puis un embargo sur le pétrole. Seule cette pression constante et l'unité maintenue d'un front diplomatique occidental, soutenu par Pékin et Moscou comme la corde soutient le pendu, auront amené l'Iran à la table des négociations.

De la diplomatie à la guerre

Force est pourtant de constater que l'accord du 14 juillet 2015 (le Joint Comprehensive Plan of Action) était un mauvais compromis qui faisait la part belle au régime irano-chiite. À l'époque de sa conclusion, le JCPOA est présenté comme un grand succès diplomatique. Confondant les lois de la puissance avec les recettes et les mots d'ordre du management, nombreux sont ceux expliquant alors qu'il s'agit d'un accord "win-win" (gagnant-gagnant). La simple comparaison du contenu avec les exigences initiales de la Communauté internationale, formulées dans plusieurs résolutions du Conseil de sécurité de l'ONU, montre qu'il n'en est rien. Conformément aux obligations incombant à l'Iran, en tant que signataire du Traité de non-prolifération , il était exigé de ce pays qu'il cesse toute activité d'enrichissement de l'uranium. Bien au contraire, Téhéran s'est vu reconnaître un chimérique "droit à l'enrichissement". Le régime irano-chiite conserve donc l'essentiel de son complexe nucléaire et peut mener librement un programme de modernisation des centrifugeuses. Tout au plus doit-on admettre que le JCPOA a permis de gagner du temps, sans que ce répit ait été utilisé pour contrecarrer les menées de l'Iran dans d'autres champs d'action ou préparer l'après-2025.

Pendant cet intermède, les Pasdarans ont méthodiquement conduit un ambitieux programme de missiles balistiques qui, le jour venu, pourraient être équipés d'ogives nucléaires. Ce programme est mené en infraction avec la résolution 2231 du Conseil de sécurité des Nations unies (20 juillet 2015). Historiquement, le régime iranien a d'abord acquis auprès de Pyongyang la technologie soviétique des Scud puis a mis au point des missiles Shahab et Qadr d'une portée de 2000 kilomètres. Israël, les régimes arabes sunnites et les bases dont disposent les Occidentaux au Grand Moyen-Orient sont situés dans le plan de tir mais également le sud de la Russie, la Turquie et l'Europe du Sud-Est. En 2017, Téhéran a présenté un nouveau missile, le Khorramchahr, plus menaçant encore. Conçu et construit à partir d'un modèle nord-coréen, il peut être équipé de plusieurs ogives. La charge qu'il est capable d'emporter est deux fois supérieure, ce qui le rend "nucléarisable". Lors de cette même séquence historique, Moscou et Téhéran se concertaient pour intervenir en Syrie et sauver Bachar Al-Assad. Désormais, Téhéran contrôle en partie le "pont terrestre" syro-irakien qui relie le Golfe à la Méditerranée.

N'oublions pas non plus la Russie et la Chine populaire, puissances révisionnistes qui voient en l'Iran un bélier contre les positions occidentales.

À cet impérialisme ouvert, l'Administration Trump a décidé de répondre en sortant du JCPOA, avec l'imposition de sanctions qui visent l'asphyxie de l'économie iranienne. Aventurisme? D'une part, Donald Trump a laissé plus d'une année à Emmanuel Macron pour lui administrer la preuve que la diplomatie coopérative pourrait convaincre Téhéran d'étendre l'accord de 2015. D'autre part, Donald Trump a privilégié la géoéconomie afin d'éviter le recours à la force armée. Et nombre de commentateurs de louer depuis la "patience stratégique" de dirigeants iraniens campés en modèle de vertu! Ces derniers mois, les installations pétrolières saoudiennes ont été attaquées à plusieurs reprises, des pétroliers ont été sabotés ou arraisonnés dans le détroit d'Ormuz et ses approches, un drone américain a été abattu (sans riposte). Quel diable a donc saisi les dirigeants iraniens, prétendument maîtres des horloges? Tout simplement, l'agression paie et encourage la montée aux extrêmes. Alors que les observateurs commencent seulement à parler de "pression maximale" et de "stratégie de guerre hybride", l'Iran mène déjà une guerre. Si cette guerre est géographiquement éclatée, temporellement séquencée, avec la mobilisation de forces par procuration (les proxies), il s'agit bien d'un conflit armé.

Sortir du vaudeville diplomatique

À bien des égards, la prudence des diplomaties occidentales est compréhensible mais le déni n'est pas tenable. Le vaudeville diplomatique de Biarritz (août 2019) se révèle enfin comme vaine mise en scène d'un scénario faux et mensonger: celui de la "désescalade" ardemment souhaitée par un régime avide de paix, d'ouverture et de prospérité. Au prétexte de "dialogue" et de l'idée selon laquelle il faudrait "se parler", Emmanuel Macron a été manipulé par des personnages cauteleux qui savent ce qu'ils veulent et comment y parvenir. En d'autres termes, l'ADN idéologico-religieux du régime, son intention stratégique et son audace tactique ont été une nouvelle fois sous-évalués. Aveuglement ou prétention? Au cœur du Moyen-Orient, l'Iran se pose en ennemi et porte des coups dont la puissance et l'onde de choc excèdent les agissements du régime de Saddam Hussein et d'Al-Qaïda dans la région. Ni l'un ni l'autre n'étaient parvenus à frapper l'Arabie Saoudite au cœur. Il suffit d'ouvrir les yeux et d'employer les mots justes.

D'aucuns s'écriront "et quand bien même"? Et d'évoquer à mi-voix un autre "deal" possible avec l'Iran: le Moyen-Orient contre la promesse de ne pas acquérir l'arme nucléaire! Exit la sécurité de l'Etat hébreu et des alliés arabes, le libre accès à la principale région pétrolière mondiale, le contrôle des voies de passage entre Europe et Asie. Une politique d'apaisement au carré que ses promoteurs ne manqueront pas d'enrober avec maintes références à la grandeur gaullienne (c'est l'usage). C'est oublier que l'appétit vient en mangeant. Quel sera le prochain objectif iranien? Afin de mieux satisfaire Téhéran, faudrait-il convaincre l'Etat d'Israël de renoncer à ses lignes rouges? N'oublions pas non plus la Russie et la Chine populaire, puissances révisionnistes qui voient en l'Iran un bélier contre les positions occidentales.

À ce train, l'Europe redeviendra "une petite péninsule de l'Asie". En définitive, une question résume la situation: jusqu'où les Occidentaux sont-ils prêts à reculer pour ne pas sauter?