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Le problème de l'économie iranienne est structurel depuis l'arrivée du pouvoir religieux

Par Gérard Vespierre

Gérard Vespierre, est analyste géopolitique, chercheur associé à la FEMO, Fondation d'Études pour le Moyen-Orient, fondateur du Média web Le Monde Décrypté. Il intervenait le 26 avril dernier à une conférence au Press Club de Bruxelles, à l'initiative l'European Stratégic Intelligence And Security Center (EISISC), sur la situation iranienne après plusieurs mois d'une des plus graves crises que son régime a connu depuis sa naissance en 1979. Voici la transcription de son intervention :

Je vais m'appuyer sur quelques slides qui ont été préparés pour vous spécialement aujourd'hui. Nous allons essayer de parcourir ensemble les réponses à ces trois questions. La situation très difficile de l'économie iranienne est-elle liée exclusivement aux sanctions ou bien relève-t-elle d'autres paramètres ? Deuxièmement, la situation annonce-t-elle socialement une explosion ? Et troisièmement, est ce que dans ces fondements le pouvoir est menacé ? Dans le quart d'heure qui vient, nous allons essayer de parcourir ensemble des éléments de réponse à ces trois questions.

Économie iranienne en 2022

Un taux de croissance relativement faible, satisfaisant dans la situation mondiale, mais aussi appuyé par l'envolée, l'an dernier, des prix de l'énergie. Si vous diminuez effectivement ce taux de croissance par l'inflation des prix énergétiques, vous voyez que la situation iranienne n'est pas forcément une situation de croissance en termes réels. Deuxièmement, en ce qui concerne l'inflation, qui est le grand fléau de l'économie iranienne, plus de 45% d'inflation l'an dernier, c'est à dire que l'Iran se classe au sixième rang mondial en termes d'inflation.

Cela est dû effectivement aux risques intérieurs, donc une défiance envers la monnaie et au fait que l'État a fait actionner sa planche à billets. Plus vous avez de billets en circulation, effectivement, plus grande est l'inflation. Le taux de chômage est supérieur à 15 % avec une composante supérieure chez les jeunes qui est du double à peu près. Et enfin, comme je l'évoquais en termes d'inflation, la traduction en termes de taux de change entre le RIAL et le dollar, cette situation de taux de change a été divisée par 30. Ce sont des chiffres que l'on a du mal à évaluer, mais diviser une monnaie par 30 en 10 ans, vous voyez l'ampleur de la catastrophe. On se place tout de suite dans un processus puisque je viens de dire 10 ans. On est appelés à regarder la situation économique iranienne, non pas à ce qu'elle est aujourd'hui, mais comment est-elle devenue ce qu'elle est maintenant ? On va dans les prochains slides, se tourner vers la dynamique de l'économie iranienne depuis, oui, 50, 60 ans, de façon à bien comprendre quels ont été les éléments de la situation avant le régime des mollahs, donc 1979, 1980 et à nos jours.

Vous voyez qu'en termes de taux de croissance, la pente est globalement négative. Le régime des mollahs, le régime religieux iranien n'a jamais créé dans son pays un taux de croissance tel qu'il avait été au cours des années 60, 70. La situation économique actuelle n'est pas liée à un problème de court terme, mais dans l'incapacité du régime à générer de la croissance. Autre élément effectivement clé de l'économie iranienne, le taux d'inflation, toujours sur cette longue période. Vous voyez la tendance générale à l'augmentation. Il ne s'agit pas de dire que la sortie, comme vient de le mentionner Frédéric Encel, des États Unis de l'accord du JCPOA, de l'accord nucléaire de 2015 a provoqué les soubresauts de l'économie, non, le ver est dans le fruit. Le manque de confiance des agents intérieurs du peuple iranien et des agents extérieurs, crée depuis 40 ans cette augmentation du taux d'inflation.

Comme l'économie va mal, troisième paramètre : le taux de chômage. Là, vous voyez effectivement que sur le long terme, au cours des 40 années de gouvernement religieux, ce taux de chômage a augmenté. La situation sociale à laquelle le pays est confronté n'est pas liée à des incidents depuis quelques jours, quelques mois ou à la sortie des États Unis de l'accord nucléaire. Non, le problème n'est pas circonstanciel, le problème de l'économie iranienne est structurel depuis l'arrivée du pouvoir religieux. Cette difficulté s'accroît avec l'évolution de la population. On s'aperçoit que la population, sur cette longue période, de 1980 à 2020, la population a doublé. Elle est passée de 40 millions à plus de 80 millions d'habitants. Dans cette situation démographique, vous avez l'obligation de prendre soin de l'intérieur de votre pays, de prendre soin de la population qui double. Si vous n'avez pas les investissements pour prendre soin de cette population qui double, vous allez à la catastrophe, ce qui se produit. Et en particulier, la catastrophe est d'autant plus grande que la richesse vive de l'Iran, c'est à dire sa richesse énergétique et en particulier pétrolière, est beaucoup moins bien préservée qu'elle ne l'était il y a 60 ans. Il y a 60 ans, l'Iran produisait pratiquement 6 millions de barils par jour, l'Iran était le troisième producteur mondial. Donc, 60 ans après et avant la diminution des exportations liées à la sortie et à l'interdiction par les États Unis d'exporter du pétrole en dehors d'Iran, la production est descendue à 4 millions de barils par jour. Ce qui veut dire, que la production par tête d'habitants, c'est à dire la richesse individuelle, a été pratiquement divisée par trois en 40 ans. Il y a trois fois moins de richesse pétrolière par tête d'Iranien en 2020 qu'il n'y avait en 1970.

Le peuple est dans la rue

Le régime des Mollahs est orienté vers l'extérieur. On s'occupe du Hezbollah, on s'occupe de maintenir le régime syrien, on s'occupe de l'Irak, on s'occupe des Yéménites, mais on ne s'occupe pas des investissements intérieurs. Il y a une phrase absolument cruelle de Seyed Ali Khamenei… En 2019, lors de l'augmentation des prix de l'essence, il y a eu cette grande manifestation et Khamenei a eu la honte de dire : « Entre les demandes du peuple iranien et les objectifs de la République islamique, je choisirai toujours les objectifs. » Vous avez là le résultat ! Le peuple est dans la rue parce que les dirigeants, depuis 40 ans, ne prennent pas soin du peuple.

Autre élément concernant l'économie iranienne, c'est l'impact de la sécheresse et la mauvaise gestion de l'eau. Regardez cette image à Ispahan du fameux pont Khadjou avec la rivière Zayanderoud, la population est au milieu de cette rivière qui est devenue complètement sèche, qui a disparu. Les agriculteurs, bien sûr, sont les premiers touchés. L'alimentation iranienne, le circuit est impacté par la mauvaise gestion de l'irrigation, les dévoiements pour fournir les plus grandes familles terriennes, etc… Rafanjani en particulier. Vous voyez l'impact de la mauvaise gestion de l'eau sur l'ensemble de l'économie iranienne. La situation économique difficile ne sont pas liées à des sanctions internationales, elles ne sont pas liées aux sanctions de 2018. Elles ont un caractère structurel lié à la décision du pouvoir iranien de s'occuper de l'extérieur et non pas de s'occuper de l'intérieur.

La société iranienne maintenant, après l'économie, la société : les manifestations sont les parties visibles de la fronde. Mais il y a une activité vraiment importante en dehors des manifestations, de ce qui existe dans l'ensemble du pays, des unités de résistance. Ce sont des milliers de petits groupes de personnes organisées par l'Organisation des Moudjahidines du peuple iranien, l'OMPI, qui mène tous les jours, et nous ne le savons pas suffisamment, en Iran, des actes d'indiscipline avec affichage, tractage sur les murs. Vous avez aussi l'explosion, l'envoi du cocktail Molotov comme vous l'avez ici en la photo centrale, sur des commissariats de police, aux représentations du pouvoir judiciaire, sur des fondations religieuses, vous avez aussi la destruction de panneaux publicitaires à la gloire du régime.

Le régime religieux est-il menacé ? Oui, effectivement, il est menacé par l'état de l'économie, il est menacé par l'état de la société où vous avez des manifestations régulièrement de tous les segments de la population. Vous avez aussi bien les enseignants, parce que les salaires ne sont pas payés ou ils sont payés en retard. Vous avez les retraités que l'on oublie, parce qu'avec les taux d'inflation, les retraites ne suivent pas. Vous avez les travailleurs de l'industrie pétrolière. Vous avez les fermiers, parce qu'effectivement, ils n'ont pas de ressources en eau.

Donc, il y a cette situation économique et sociale et le pouvoir religieux est une exception dans l'histoire de l'Iran et de la Perse. Il n'y a jamais eu de pouvoir religieux. Ce pouvoir religieux va être une parenthèse de l'histoire iranienne. Et le système à l'intérieur en est complètement conscient. Je vous ai mis deux citations. Une d'un ancien ministre de l'Intérieur du régime, ancien président du Majlis, qui a dit en 2018 : « le problème que nous avons n'est pas l'accord nucléaire (les États Unis venaient d'en sortir). Le problème que nous avons est de savoir combien de temps nous allons pouvoir rester au pouvoir. » Un représentant éminent du système religieux, Nategh Nouri, dit « Notre souci, c'est de rester au pouvoir. » Vous avez la même analyse de la part d'un représentant du système religieux, Jawad Amoli, qui était à l'époque un des prédicateurs de la ville de Qom. Il a dit, « si le peuple se révolte, nous serons, nous, les religieux, jetés à la mer. » Voyez-vous, aussi bien des représentants politiques que des représentants religieux du pouvoir sont conscients de cette situation-là.

Permettez-moi de conclure rapidement avec ces images exceptionnelles qui ont eu lieu la semaine dernière. Khamenei, s'adressant à des étudiants triés sur le volet issu des Bassidjis, s'est vu interrompre. On voit un garçon qui se lève en interrompant le guide. On n'a jamais vu ça. À Téhéran, le 22 avril, c'était hier. Quelques minutes plus tard, l'ensemble de la salle est debout. En tout cas, les garçons.

Mais la salle est venue dire « Arrêtez vos mensonges, nous voulons de la transparence ». Devant le guide. Donc, je vous citerai cette parole d'un franco-libanais, Antoine Sfeir, créateur des Cahiers de l'Orient, qui, au retour de Téhéran d'un voyage, son dernier voyage, il a décédé en 2018, il retournait de Téhéran en 2017. Il a dit « Un pays qui perd sa jeunesse a du souci à se faire pour son avenir. »