
La fragmentation des milices chiites en Irak : entre loyauté à Téhéran et affirmation d’une souveraineté irakienne
Par : *Franck Radjai
11/04/2025
L'Irak est devenu, depuis l'invasion américaine de 2003 et la chute de Saddam Hussein, un champ d'expérimentation pour la prolifération des milices chiites. Nées dans le vide sécuritaire laissé par l'effondrement de l'armée nationale, elles se sont d'abord présentées comme des forces de protection des sanctuaires chiites et des communautés locales. Rapidement, elles ont bénéficié du soutien de l'Iran, qui a vu dans ce terreau instable une opportunité de projeter son influence au cœur du monde arabe.
Leur apogée a coïncidé avec la guerre contre l'organisation État islamique (Daech) à partir de 2014 : appelées sous la bannière des Hachd al-Chaabi (Forces de mobilisation populaire, PMF), elles ont été intégrées officiellement dans l'appareil sécuritaire irakien. Cette reconnaissance leur a donné une légitimité institutionnelle, mais sans véritablement les soumettre à l'autorité de Bagdad.Plus de deux décennies après 2003, la réalité est plus complexe : loin de constituer un bloc homogène, les milices chiites sont fragmentées. Certaines restent fidèles au marja de Nadjaf et revendiquent une identité irakienne. D'autres, au contraire, demeurent étroitement liées à Téhéran et se définissent comme les fers de lance de « l'axe de la résistance » chiite, au côté du Hezbollah libanais et des Houthis yéménites.
Cette dualité s'est accentuée récemment. Le 17 septembre 2025, le Département d'État américain a désigné quatre milices chiites irakiennes pro-iraniennes, Al-Nujaba, Ansar, Kataeb Imam Ali et Sayyid al-Shuhada, comme organisations terroristes étrangères. Une décision qui illustre à la fois l'importance géopolitique de ces acteurs et les tensions croissantes entre Washington et Téhéran sur le sol irakien.
La problématique est claire : ces milices sont-elles encore les instruments de l'influence iranienne, ou bien l'Irak peut-il espérer un rééquilibrage en faveur de sa souveraineté nationale ?
Aux origines : la naissance des milices chiites en Irak
La chute du régime de Saddam Hussein en avril 2003, à la suite de l'invasion américaine, bouleverse l'équilibre politique et communautaire de l'Irak. L'armée baasiste est dissoute par décret de l'Autorité provisoire de la coalition (CPA), privant le pays de toute force de sécurité crédible. Dans ce vide sécuritaire, les populations chiites, longtemps marginalisées par le pouvoir sunnite, voient s'ouvrir une fenêtre de revanche historique.
L'entrée en scène de l'Iran
L'Iran, qui partage une frontière de plus de 1 400 kilomètres avec l'Irak, saisit immédiatement cette opportunité. Déjà impliqué depuis les années 1980 dans la formation d'opposants chiites irakiens réfugiés à Téhéran, le Corps des Gardiens de la Révolution islamique (pasdaran) active ses réseaux. Son objectif est clair : empêcher l'Irak post-Saddam de devenir un bastion américain à sa porte, et au contraire en faire un espace d'influence stratégique.
Dès 2003 - 2004, plusieurs groupes armés bénéficient d'un soutien financier, logistique et militaire direct de l'Iran :
- L'Organisation Badr, issue du Conseil suprême islamique d'Irak (CSII), formée en Iran pendant la guerre Iran-Irak (1980–1988). Elle revient en Irak avec des milliers de combattants expérimentés.
- L'Armée du Mahdi, créée en 2003 par le jeune religieux Moqtada al-Sadr, qui s'appuie sur les quartiers chiites pauvres de Bagdad (notamment Sadr City) et mobilise rapidement des dizaines de milliers de partisans.
- Des groupes plus restreints mais hautement spécialisés, tels que Kataeb Hezbollah ou Asaïb Ahl al-Haq, formés par scission de l'Armée du Mahdi et directement entraînés par les pasdaran.
Les États-Unis accusent alors Téhéran de fournir des explosifs formés (EFP) capables de transpercer les blindages des chars américains, technologie que l'on retrouve dans les attaques contre la coalition dès 2005.
La rivalité Nadjaf - Qom
Au cœur de cette dynamique, une fracture idéologique apparaît. Le grand marja chiite irakien, l'ayatollah Ali al-Sistani, installé à Nadjaf, prône une approche nationaliste. Il insiste sur la nécessité de construire un État souverain, sans soumission ni à Washington ni à Téhéran. À l'inverse, une partie des nouvelles milices se réclame de la doctrine iranienne du velayat e-faqih (la gouvernance théocratique absolue), reconnaissant l'autorité religieuse et politique du Guide suprême iranien.
Cette tension, entre une vision « irakienne » du chiisme et une vision « transnationale » alignée sur l'Iran, structure dès lors le champ des milices chiites. Comme le résume l'analyste Renad Mansour (Chatham House, 2018) : « L'Irak post-2003 a vu naître deux projets concurrents : un projet nationaliste centré sur Nadjaf, et un projet transnational dirigé depuis Qom et Téhéran. Les milices sont les bras armés de cette compétition. »
La guerre contre Daech : moment fondateur
Le véritable tournant survient en juin 2014, lorsque Daech s'empare de Mossoul et menace Bagdad. Face à l'effondrement de l'armée irakienne, Sistani publie une fatwa de mobilisation générale (al-jihad al-kafa'i) et appelle les citoyens à défendre le pays et les lieux saints chiites.
Cet appel entraîne la création des Hachd al-Chaabi (Forces de mobilisation populaire, PMF), une coalition de milices chiites placée théoriquement sous l'autorité du Premier ministre, mais en réalité dominée par les factions les plus proches de Téhéran.
En 2017, après la défaite territoriale de Daech, les Hachd regroupent environ 150 000 combattants selon l'International Crisis Group. Leur budget officiel, voté par le Parlement irakien, représente alors près de 2 milliards de dollars par an, soit un poids considérable dans l'appareil sécuritaire.
Une légitimité ambiguë
La lutte contre Daech a donné aux milices une légitimité nouvelle. Elles sont perçues comme les sauveurs de la nation par une partie de la population chiite. Mais cette légitimité s'accompagne d'une ambiguïté :
- Les milices pro-Sistani (notamment les Brigades de l'Atabat, liées aux sanctuaires de Nadjaf et Karbala) restent attachées à une logique nationale et acceptent un certain contrôle étatique.
- Jusqu'à la chute du régime de Bachar el-Assad en 2024, les milices pro-iraniennes (Kataeb Hezbollah, Asaïb Ahl al-Haq, Harakat al-Nujaba) ont participé activement à la guerre syrienne, alignant leur stratégie sur les priorités de Téhéran et consolidant leur rôle comme instruments régionaux de l'influence iranienne.
En somme, l'Irak post-Saddam a vu naître un paradoxe durable : des milices à la fois intégrées à l'État et concurrentes de celui-ci, présentées comme défenseurs de la nation mais utilisées par l'Iran comme leviers régionaux.
Un spectre de milices hétérogènes
L'univers des milices chiites irakiennes est loin d'être uniforme. Derrière l'appellation générique des Hachd al-Chaabi (Forces de mobilisation populaire, PMF) se cache une mosaïque de groupes armés aux loyautés, idéologies et structures très différentes. Cette diversité interne est l'une des clés pour comprendre la fragmentation actuelle et les tensions entre souveraineté irakienne et influence iranienne.
Les milices pro-Sistani : l'ancrage nationaliste
Les factions liées à l'ayatollah Ali al-Sistani, marja suprême chiite de Nadjaf, constituent un pôle particulier au sein des PMF.
- Ces groupes, souvent appelés Brigades de l'Atabat, dépendent des sanctuaires chiites de Najaf et Karbala.
- Leur ligne directrice est claire : défendre l'Irak et ses lieux saints, sans s'impliquer dans des projets régionaux téléguidés par Téhéran.
- Leur obéissance va à l'État irakien, qu'ils considèrent comme seul détenteur légitime de la souveraineté.
Leur rôle fut décisif contre Daech, mais ils se sont progressivement éloignés des milices pro-iraniennes, refusant de participer à des opérations en Syrie ou d'attaquer des cibles américaines. Pour beaucoup d'Irakiens, ces brigades incarnent une forme de patriotisme militaire, distinct de l'agenda transnational iranien.
Les milices pro-iraniennes : bras armé de Téhéran
À l'opposé, les factions les plus puissantes des PMF demeurent totalement alignées sur la République islamique d'Iran. Elles partagent une idéologie inspirée du velayat e-faqih et se définissent comme les fers de lance de « l'axe de la résistance » qui englobe également le Hezbollah libanais et les Houthis yéménites.
Parmi elles :
- Kataeb Hezbollah : considéré comme le plus fidèle à Téhéran, directement entraîné et financé par les pasdaran. Accusé par Washington de mener des attaques contre les bases américaines en Irak et en Syrie.
- Asaïb Ahl al-Haq (AAH) : issu d'une scission de l'Armée du Mahdi en 2006, aujourd'hui dirigé par Qais al-Khazali. Connu pour son implication en Syrie et ses liens financiers avec l'Iran.
- Harakat al-Nujaba : fondée en 2013 par Akram al-Kaabi, active à la fois en Irak et en Syrie, souvent citée comme relais militaire direct des pasdaran.
- Kataeb Sayyid al-Shuhada : apparue en 2013, envoyée dès ses débuts combattre en Syrie aux côtés du régime de Bachar al-Assad.
Ces groupes disposent de structures militaires sophistiquées, mais aussi de réseaux économiques (contrôle de postes-frontières, contrebande, entreprises privées). Leur poids dépasse largement le cadre sécuritaire.
Les milices hybrides : entre pragmatisme et ambiguïté
Entre ces deux pôles, certaines factions entretiennent une position ambivalente. Elles mettent en avant un discours nationaliste irakien, mais continuent de bénéficier du soutien iranien. Leur survie dépend souvent d'un équilibre entre loyauté régionale et légitimité locale.
C'est le cas des Brigades de l'Imam Ali, dirigées par Shibl al-Zaidi, un ancien proche de Moqtada al-Sadr. Officiellement intégrées dans les PMF, elles sont accusées par Washington d'avoir servi de canal financier à Qassem Soleimani, ex-commandant de la Force Al-Qods.
Une fragmentation assumée
Cette diversité crée une fragmentation structurelle au sein des PMF :
- Les pro-Sistani veulent un retour de toutes les forces sous l'autorité de l'État.
- Les pro-Iran revendiquent leur autonomie et justifient leur existence par la « résistance » à Israël et aux États-Unis.
- Les hybrides oscillent entre les deux logiques pour maximiser leur survie.
Cette hétérogénéité complique toute tentative de réforme ou de dissolution. Comme l'explique l'analyste Michael Knights (Washington Institute, 2021) : « Les PMF ne sont pas une organisation unifiée, mais une fédération de groupes rivaux aux allégeances divergentes. Cette ambiguïté sert l'Iran, qui peut jouer sur plusieurs canaux, mais affaiblit l'État irakien. »
Les liens organiques avec Téhéran
La force des milices chiites irakiennes ne peut être comprise sans examiner leur relation intime avec l'Iran. Depuis 2003, Téhéran a méthodiquement investi dans la formation, le financement et la structuration de ces groupes, les transformant en véritables proxies au service de ses intérêts régionaux.
Le rôle historique des pasdaran et de Qassem Soleimani
Au cœur de ce dispositif se trouve le Corps des Gardiens de la Révolution islamique (pasdaran), et plus particulièrement sa branche spécialisée dans les opérations extérieures, la force Al-Qods. Dirigée jusqu'à son assassinat en janvier 2020 par Qassem Soleimani, la force Al-Qods a joué un rôle central dans le tissage des réseaux reliant Téhéran à Bagdad, Nadjaf et Bassora.
Soleimani entretenait des relations personnelles étroites avec de nombreux commandants de milices. Son influence allait bien au-delà de la logistique militaire : il coordonnait les financements, supervisait les opérations et servait de médiateur politique entre factions. Comme l'a noté l'analyste Ali Alfoneh (Arab Gulf States Institute, 2020), « Soleimani était le véritable ministre iranien de l'Irak ».
Des flux d'armes et de financements
Les milices irakiennes pro-iraniennes bénéficient depuis deux décennies d'un approvisionnement continu en armes sophistiquées :
- Missiles balistiques de courte portée (Fateh-110, Zelzal), transférés en contrebande via la frontière.
- Drones armés et de surveillance, déjà utilisés pour frapper des bases américaines ou des infrastructures pétrolières.
- Systèmes de communication sécurisés, permettant une coordination transnationale.
Sur le plan financier, l'Iran a mobilisé plusieurs canaux, allant des transferts bancaires clandestins au contrôle de secteurs économiques entiers (postes-frontières, commerce illégal de carburant, entreprises parapubliques). Selon un rapport du Trésor américain (2021), les milices chiites génèrent chaque année des centaines de millions de dollars par le biais de ces circuits parallèles.
Des relais transnationaux : le Hezbollah comme modèle
Les liens ne se limitent pas à un flux unidirectionnel entre Téhéran et Bagdad. Le Hezbollah libanais a souvent servi de relais et de modèle organisationnel pour les milices irakiennes. Des commandants irakiens ont été envoyés au Liban pour y suivre des formations militaires et politiques. Inversement, des cadres du Hezbollah ont été dépêchés en Irak pour encadrer l'utilisation de nouvelles armes. Cette coopération illustre l'intégration du Hezbollah et des milices irakiennes dans un même « axe de la résistance », conçu par l'Iran pour projeter sa puissance depuis la Méditerranée jusqu'au Golfe.
La chute du régime syrien : une rupture stratégique
La chute du régime de Bachar el-Assad en 2024 a bouleversé en profondeur l'équilibre des forces dans la région. Jusqu'alors, la Syrie constituait la plaque tournante du dispositif iranien reliant Téhéran à la Méditerranée, en passant par Bagdad et Beyrouth. Pour les milices chiites irakiennes, ce corridor représentait à la fois une voie d'acheminement logistique et un espace de légitimation idéologique, justifié par la défense du « front de la résistance ».
Avec la disparition du pouvoir alaouite, ce réseau s'est effondré. Les Gardiens de la révolution ont perdu un maillon essentiel de leur chaîne d'influence, et les milices irakiennes affiliées à Téhéran ont vu leur rôle régional diminuer. Privées de leur base d'opérations en Syrie, elles se sont repliées sur le territoire irakien, intensifiant la compétition interne pour le contrôle des ressources et du pouvoir.
Cette évolution marque un tournant : pour la première fois depuis 2014, les milices pro-iraniennes apparaissent davantage comme des acteurs locaux que comme les relais d'un projet révolutionnaire transnational. Le vide laissé par Damas a contraint Téhéran à réorganiser ses priorités, et l'Irak, longtemps périphérique, est redevenu le centre de gravité de la présence iranienne au Levant.
La perception américaine
Pour Washington, ces groupes ne sont pas de simples acteurs irakiens, mais des extensions directes des pasdaran. Le 17 septembre 2025, le Département d'État a désigné Al-Nujaba, Ansar, Kataeb Imam Ali et Sayyid al-Shuhada comme organisations terroristes étrangères. Dans son communiqué, il affirme :
« Le régime iranien soutient le mouvement Al-Nujaba tant sur le plan militaire que logistique, et ce groupe entretient des liens étroits avec Qassem Soleimani, ancien commandant de la force Al-Qods affiliée aux pasdaran, et Hassan Nasrallah, ancien chef du Hezbollah libanais. »
Le communiqué ajoute que Shibl al-Zaidi, chef des Brigades de l'Imam Ali, a agi comme coordinateur financier entre la force Al-Qods et plusieurs milices. Il a ainsi facilité des investissements irakiens pour le compte de Soleimani.
Une dépendance mais aussi des marges d'autonomie
Si l'ancrage iranien est indéniable, toutes les milices ne se contentent pas d'obéir aveuglément à Téhéran. Certaines conservent une marge d'autonomie, dictée par des rivalités locales, des ambitions économiques ou la volonté de se ménager une légitimité irakienne. Mais dans les moments de crise régionale, qu'il s'agisse d'affrontements avec Israël ou de tensions avec Washington, l'Iran reste le centre de gravité.
Les fractures internes : entre loyauté et souveraineté
Si les milices chiites irakiennes apparaissent de l'extérieur comme un bloc homogène soutenu par l'Iran, la réalité est bien plus nuancée. Elles sont traversées par des lignes de fracture profondes qui opposent deux visions concurrentes de l'avenir de l'Irak : l'intégration nationale et la fidélité transnationale.
L'enjeu du contrôle de l'État
Cette divergence idéologique prend une dimension politique. Les gouvernements irakiens successifs, depuis Haïder al-Abadi jusqu'à Mohammed Shia al-Sudani, ont tenté de renforcer l'autorité de l'État sur les Forces de mobilisation populaire (PMF). Mais les résultats restent limités.
- Les pro-Sistani plaident pour une intégration complète des milices dans l'armée régulière et la fin des chaînes de commandement parallèles.
- Les pro-Iran, au contraire, s'opposent à toute tentative de dissolution, arguant que leurs armes sont nécessaires pour résister à Israël et aux États-Unis.
Cette dualité empêche l'émergence d'une stratégie sécuritaire cohérente. Comme le note Renad Mansour (Chatham House, 2022) : « L'État irakien ne possède pas les milices ; ce sont les milices qui possèdent l'État. »
Rivalités entre factions
La fragmentation est aussi le produit de rivalités personnelles et de luttes pour le contrôle économique. Les milices pro-iraniennes se disputent les postes-frontières, les contrats publics et les zones d'influence dans Bagdad, Bassora et Mossoul.
En 2021, des affrontements armés ont opposé Kataeb Hezbollah et Asaïb Ahl al-Haq à Bagdad, sur fond de rivalités financières. Plus récemment, en 2023–2024, les Brigades de l'Atabat ont publiquement dénoncé l'utilisation des PMF par certains groupes pour attaquer des bases américaines. Elles ont explicitement accusé ces actions de mettre en péril la stabilité nationale.
La pression populaire
Depuis les grandes manifestations d'octobre 2019, la rue chiite exprime de plus en plus ouvertement son rejet de l'emprise iranienne. À Bagdad et Bassora, des protestataires ont incendié des locaux de milices pro-iraniennes, accusées de corruption et de répression sanglante.
Ces mouvements traduisent une fracture sociale : une partie de la jeunesse chiite ne se reconnaît ni dans Nadjaf ni dans Qom, mais aspire à un État moderne, débarrassé des influences étrangères et des clientélismes miliciens.
Une fragmentation fonctionnelle
Au final, la fragmentation des milices chiites peut être résumée ainsi :
- Un pôle nationaliste, ancré dans Nadjaf, qui vise l'intégration dans l'État.
- Un pôle transnational, arrimé à Qom et Téhéran, qui revendique son rôle dans l'« axe de la résistance ».
- Une zone grise de factions hybrides, oscillant entre les deux logiques selon les opportunités politiques et économiques.
Cette fragmentation, loin d'être une faiblesse, constitue parfois une force pour Téhéran, qui peut jouer sur plusieurs canaux à la fois. Mais elle affaiblit structurellement l'État irakien, incapable d'exercer une autorité souveraine sur ses propres forces armées.
L'épreuve de 2025 : désignation américaine et recomposition
L'année 2024 a marqué une rupture pour les milices pro-iraniennes opérant en Irak et en Syrie. En janvier, une attaque de drone menée par des factions irakiennes affiliées aux Gardiens de la révolution a visé une base américaine en Jordanie, tuant trois soldats américains. En représailles, Washington a lancé une série de frappes massives contre des positions miliciennes en Irak et en Syrie, ciblant notamment les infrastructures de Harakat al-Nujaba et de Kataeb Hezbollah.
Ces opérations ont profondément ébranlé les réseaux paramilitaires pro-iraniens et ont contraint Téhéran à ordonner une suspension de toute attaque directe contre les forces américaines. Ce repli tactique, dicté par la crainte d'un affrontement direct avec les États-Unis, a constitué la fin d'une phase d'offensive régionale et le début d'une période de prudence stratégique pour le régime des mollahs.
Réactions à Bagdad
Cette décision place les autorités irakiennes dans une position inconfortable. Washington demeure un partenaire clé pour la formation de l'armée et le soutien économique, mais une partie du gouvernement reste étroitement liée aux milices pro-iraniennes, dont le poids politique est réel. La désignation américaine accentue donc les clivages : les courants proches de Nadjaf y voient une opportunité pour réduire l'influence de Téhéran, tandis que les factions pro-iraniennes dénoncent une nouvelle « ingérence » américaine.
Conséquences pour les milices ciblées
Les groupes visés subissent immédiatement des effets concrets : gel de leurs avoirs à l'étranger, restrictions de déplacements pour leurs dirigeants et difficultés accrues à maintenir des circuits de financement. Leur image en Irak est également fragilisée. Les accusations de collusion avec Téhéran alimentent les critiques de ceux qui estiment que ces milices ne défendent pas l'Irak mais prolongent les conflits régionaux sur son sol.
Cependant, ce type de sanction peut aussi renforcer leur dépendance vis-à-vis de l'Iran, qui demeure pour elles un fournisseur incontournable en argent, en armes et en protection politique.
Une recomposition en cours
À l'intérieur des Hachd al-Chaabi, la décision américaine accélère une recomposition déjà latente. Les brigades proches de Nadjaf réclament plus ouvertement que l'État reprenne le contrôle total de la sécurité, tandis que les factions pro-iraniennes adoptent un discours de victimisation et appellent à l'unité face à ce qu'elles décrivent comme une attaque contre « la résistance ». Dans l'entre-deux, certaines milices hybrides cherchent à se distancier de Téhéran pour ne pas subir le même sort.
Ces frappes ont également révélé la vulnérabilité structurelle du réseau d'alliés de l'Iran au Levant. Après les lourdes pertes subies par le Hezbollah au Liban en 2024, les milices chiites irakiennes ont perdu une partie de leur crédibilité militaire et politique. Sous la pression conjointe de Washington et des gouvernements arabes voisins, l'Iran a progressivement réduit son soutien opérationnel et financier à ses mandataires, préférant préserver ses ressources internes.
Ce désengagement relatif a ouvert un nouveau cycle de fragilité : pour la première fois depuis 2014, plusieurs milices chiites irakiennes envisagent leur survie non plus comme dépendante d'un axe régional, mais d'une adaptation locale à la scène politique irakienne.
Le chercheur Hisham al-Hashimi, assassiné en 2020 mais dont les analyses continuent de circuler, résumait déjà cette dynamique : « La question n'est pas de savoir si les milices disparaîtront, mais comment elles s'adapteront aux pressions qui s'exercent sur elles. »
L'Irak face au dilemme de la souveraineté
Depuis plus de vingt ans, l'Irak tente de reconstruire un État souverain, mais la présence et la puissance des milices chiites compliquent ce projet à chaque étape. Officiellement intégrées dans l'appareil sécuritaire depuis la création des Hachd al-Chaabi en 2014, elles restent pour beaucoup hors de tout contrôle effectif du gouvernement. Cette dualité, des milices à la fois légales et autonomes, illustre la faiblesse chronique d'un État qui peine à imposer son autorité.
Les gouvernements successifs ont affiché la volonté de réformer le secteur de la sécurité. Haïder al-Abadi avait tenté de placer les Hachd sous l'autorité du Premier ministre. Mustafa al-Kazimi, en 2020, avait promis une « reprise en main » et ordonné des arrestations ciblées contre certains commandants. Mais chaque tentative s'est heurtée à la réalité : les milices les plus puissantes disposent non seulement d'armes lourdes, mais aussi de relais politiques au Parlement et dans l'appareil administratif. Toute confrontation frontale risquerait d'ouvrir une crise ouverte au cœur de Bagdad.
Au-delà de la dimension militaire, les milices ont construit un véritable pouvoir économique. Elles contrôlent plusieurs postes-frontières, notamment avec l'Iran et la Syrie, prélèvent des taxes illégales, investissent dans des entreprises locales et profitent d'un vaste système de contrebande de carburant. Ces ressources leur donnent une autonomie financière qui réduit encore la capacité de l'État à les affaiblir.
La population chiite, elle-même, est divisée. Une partie continue de voir dans les milices un rempart indispensable face aux menaces extérieures, en particulier Israël et les États-Unis. Mais une autre, surtout parmi les jeunes générations, les accuse de corruption, de violences contre les manifestants et de servir davantage Téhéran que l'Irak. Les grandes mobilisations populaires de 2019 avaient déjà révélé ce rejet, quand des manifestants à Bagdad et à Bassora s'en étaient pris aux locaux de plusieurs groupes pro-iraniens.
Le dilemme est donc clair : comment construire un État souverain si une partie de ses forces armées échappe à son autorité et s'aligne sur des agendas étrangers ? Pour nombre d'observateurs, la réponse passe par une recomposition interne : renforcer les factions proches de Nadjaf, qui plaident pour un ancrage national, et réduire progressivement l'influence des groupes liés à Qom et à Téhéran. Mais cette transition ne peut réussir qu'avec un soutien international cohérent et, surtout, une volonté politique forte à Bagdad — deux éléments qui font aujourd'hui défaut.
L'Irak se trouve ainsi à la croisée des chemins. Ou bien il parvient à affirmer son indépendance et à faire primer le droit de l'État sur celui des armes, ou bien il reste prisonnier d'une fragmentation qui l'expose à toutes les ingérences extérieures.
Perspectives et scénarios
L'avenir des milices chiites en Irak se joue désormais entre plusieurs trajectoires possibles, dont chacune comporte des implications lourdes pour la stabilité du pays et pour l'équilibre régional.
Un premier scénario est celui du statu quo. Les milices continueraient d'exister sous la bannière des Hachd al-Chaabi, officiellement liées à l'État mais de fait autonomes. Leur arsenal resterait intact, leur influence économique consolidée, et leur poids politique assuré par des alliances parlementaires. Ce statu quo, déjà en place depuis plusieurs années, garantit une forme de stabilité minimale, mais au prix d'une souveraineté amputée et d'un risque permanent de dérapage en cas de crise régionale.
Un second scénario, souvent évoqué par les autorités irakiennes, est celui d'un désarmement partiel. Dans cette hypothèse, certaines brigades accepteraient une intégration progressive au sein de l'armée régulière, tandis que d'autres conserveraient leurs armes sous prétexte de « résistance ». Mais cette option suppose des garanties régionales, en particulier de la part de l'Iran et des États-Unis. Sans un accord politique élargi, il est difficile d'imaginer les milices pro-iraniennes renoncer volontairement à ce qui constitue le cœur de leur pouvoir.
Le risque d'une escalade n'est pas non plus à écarter. Une nouvelle confrontation entre Washington et Téhéran, une crise sécuritaire en Syrie ou un conflit avec Israël pourraient suffire à rallumer le front irakien. Dans ce cas, les milices redeviendraient des instruments de projection régionale pour l'Iran, au détriment de toute stabilité interne.
Enfin, certains analystes imaginent un scénario de réorientation politique. Dans cette perspective, les milices chercheraient à transformer leur capital militaire en capital institutionnel, en réduisant progressivement leur profil armé pour consolider leur influence au sein de l'État. Ce modèle rappellerait celui du Hezbollah libanais, qui combine appareil militaire et représentation politique. Mais cette option suppose une recomposition interne et un consensus minimal au sein de la société chiite irakienne, ce qui reste encore hypothétique.
À court terme, aucune de ces voies ne paraît s'imposer. L'Irak reste pris entre la nécessité de préserver un équilibre interne fragile et la pression constante des rivalités régionales.
Le facteur iranien décisif
Le sort futur des milices chiites irakiennes dépendra étroitement de l'évolution politique et économique du régime iranien. Les décisions du Guide suprême, Ali Khamenei, et des Gardiens de la révolution demeurent centrales dans la structuration et le financement de ces groupes. Si l'Iran devait connaître de nouveaux soulèvements internes, un affaiblissement de son économie ou une crise de succession à la tête du régime, sa capacité à maintenir des mandataires armés au-delà de ses frontières serait gravement compromise.
Dans ce scénario, les milices irakiennes, déjà affaiblies par les revers militaires récents et les pressions américaines, pourraient perdre leur principal soutien logistique et politique. Certaines se tourneraient alors vers des alliances locales, tandis que d'autres disparaîtraient faute de ressources. À l'inverse, si le régime iranien parvient à stabiliser sa position interne, il cherchera vraisemblablement à reconstituer un dispositif régional, quoique plus discret, fondé sur la dissuasion et l'influence politique plutôt que sur la confrontation armée.
La fragmentation des milices chiites, loin de disparaître, pourrait bien rester un élément structurant de la vie politique irakienne pour les années à venir.
Conclusion
La trajectoire des milices chiites en Irak illustre la complexité d'un pays qui peine à sortir des contradictions héritées de l'après-2003. Nées dans le chaos de la chute de Saddam Hussein, elles ont d'abord incarné la revanche d'une majorité longtemps marginalisée. La guerre contre Daech leur a ensuite offert une légitimité nationale, en les présentant comme boucliers de la nation. Mais leur rôle s'est progressivement élargi, dépassant les frontières irakiennes pour servir les intérêts régionaux de l'Iran.
Aujourd'hui, ces groupes sont devenus à la fois des acteurs incontournables et des obstacles majeurs à la consolidation de l'État. Leur intégration partielle dans les Hachd al-Chaabi n'a pas suffi à effacer les lignes de fracture. Les milices proches de Nadjaf continuent de plaider pour une souveraineté irakienne sans ingérence étrangère, tandis que celles alignées sur Téhéran se définissent comme un maillon de « l'axe de la résistance », avec une loyauté qui dépasse les frontières nationales. Entre ces deux pôles, des factions hybrides cherchent à survivre en jouant sur les ambiguïtés.
La désignation américaine de septembre 2025 a rappelé combien ces groupes restent au cœur des tensions entre Washington et Téhéran. Elle a fragilisé certains d'entre eux, mais n'a pas réglé la question de fond : comment réintégrer des forces armées puissantes, dotées d'intérêts économiques et politiques, dans un État qui n'a pas encore retrouvé toute sa souveraineté ?
L'avenir dépendra autant des choix internes à Bagdad que des évolutions régionales. Tant que l'Iran et les États-Unis s'affronteront par procuration sur le sol irakien, les milices conserveront un rôle décisif. L'Irak reste donc face à une équation redoutable : affirmer son indépendance et reconstruire un État fort, ou continuer à subir une fragmentation qui l'expose à toutes les ingérences extérieures.
Dans ce dilemme se joue non seulement l'avenir politique du pays, mais aussi une part de l'équilibre du Moyen-Orient.
*Franck Radjai, est Directeur de Recehrche au CNRS et analyste à la FEMO
