
Syrie : un an après la chute d’Assad, la transition d’al-Sharaa entre espoir, fractures et guerre larvée
Par Maceo Ouitana*
Le 8 décembre 2025, la Syrie a commémoré le premier anniversaire de la chute de Bachar el-Assad, contraint à l'exil après l'offensive éclair menée depuis Idleb par les forces regroupées autour de Hayat Tahrir al-Sham. À Damas, des milliers de Syriens sont descendus dans la rue, célébrant la fin de plus d'un demi-siècle de dictature. Mais derrière les scènes de liesse, le pays reste profondément fracturé, pris dans une transition incertaine où l'espoir cohabite avec la peur.
« Il y a une hostilité, je dirais même une détestation très partagée dans l'ensemble de la population vis-à-vis du régime Assad », observe Anthony Samrani, co-rédacteur en chef de L'Orient-Le Jour. Une hostilité nourrie par des décennies de répression, de corruption et de violences de masse. Un sondage récent indique que près de 80 % des Syriens soutiennent le nouveau pouvoir, un chiffre largement porté par la majorité sunnite, longtemps marginalisée.
Un an après l'arrivée au pouvoir d'Ahmed al-Sharaa, président par intérim, la Syrie n'est plus un champ de bataille généralisé. Elle n'est pas non plus un État stabilisé. Elle est un pays en suspension, où la guerre s'est retirée sans laisser place à une paix structurée.
Une autorité installée, un État à reconstruire
La première réussite du nouveau pouvoir est politique : l'effondrement du régime n'a pas débouché sur le chaos. Les institutions centrales fonctionnent, l'administration est opérationnelle et Damas est redevenue le cœur décisionnel du pays. Cette stabilisation rapide tranche avec les scénarios de fragmentation totale redoutés fin 2024.
Pour autant, cette centralisation repose moins sur des institutions solides que sur une verticalité du pouvoir. Les élections législatives organisées en 2025, indirectes et fortement encadrées, ont permis de relancer une vie parlementaire minimale, sans dissiper les doutes sur la trajectoire politique du pays. La nouvelle Constitution, annoncée comme la clé de voûte de la transition, se fait toujours attendre.
En coulisses, plusieurs observateurs évoquent une concentration croissante des leviers décisionnels autour de la présidence intérimaire. La promesse d'un État inclusif se heurte à une réalité plus pragmatique : gouverner vite, maintenir l'ordre et rassurer les partenaires internationaux. « Il est sûrement trop tôt pour parler de démocratisation de la Syrie », estime Patricia Karam, chercheuse au Centre arabe de Washington, « mais le pays se trouve à un moment charnière : il pourrait évoluer vers une gouvernance plus participative, ou rechuter dans une forme d'autoritarisme. »
Sécurité : la fin de la guerre totale, pas de la violence
Sur le plan sécuritaire, le contraste est frappant. Les barils d'explosifs, les bombardements russes et les frappes aériennes indiscriminées appartiennent au passé. « Par rapport à l'énorme boucherie qu'a été la guerre civile, on peut considérer que la situation est plus ou moins sous contrôle », analyse Dorothée Schmid, responsable du programme Turquie/Moyen-Orient à l'IFRI. La violence a nettement reculé dans les grandes villes. Damas, Alep ou Homs connaissent une forme de normalisation relative.
Mais cette accalmie masque un paysage sécuritaire fragile. Le Conseil de sécurité de l'ONU évoque un « paysage sécuritaire fragmenté », marqué par des affrontements localisés, des représailles communautaires et la résurgence de groupes armés. Des affrontements localisés persistent, notamment dans le nord et l'est du pays. Les Forces démocratiques syriennes, dominées par les Kurdes, conservent le contrôle de larges portions du territoire nord-est, qui échappent encore à l'autorité directe de Damas.
Dans ces zones grises, des cellules de État islamique tentent de se reconstituer. Sans retrouver la capacité territoriale d'autrefois, le groupe exploite les failles de la transition pour mener des attaques ciblées, rappelant que la menace jihadiste n'a pas disparu avec la chute d'Assad.

Minorités et mémoire : la ligne de fracture centrale
La principale fracture de la Syrie post-Assad n'est pas militaire, mais sociale et communautaire. Si une majorité sunnite se dit soulagée de la disparition du régime de celui que l'on appelait "le boucher de Damas", les minorités (alaouites, druzes, chrétiens) vivent cette période avec une profonde inquiétude. Souvent associées, parfois à tort, à l'ancien pouvoir, elles redoutent des représailles et dénoncent des violences ciblées. « On leur fait porter le poids de décennies de dictature », souligne Anthony Samrani.
La question de la justice transitionnelle cristallise ces tensions. Deux commissions ont été créées : l'une sur les disparus, l'autre sur les crimes du régime Assad. Si la première avance lentement, la seconde peine à s'imposer, faute de soutien politique clair. Les ONG de défense des droits humains pointent une justice incomplète, focalisée sur les crimes de l'ancien régime et silencieuse sur ceux commis par d'autres groupes armés.
Sans traitement équitable du passé, le risque est celui d'une paix superficielle, incapable de refermer les blessures d'une guerre qui a fait près de 700 000 morts.
Une économie exsangue, une société à bout de souffle
Sur le terrain économique, le constat est sévère. Plus de deux Syriens sur trois vivent sous le seuil de pauvreté. Hors de la capitale, les infrastructures sont souvent détruites ou hors service : réseaux d'eau endommagés, électricité intermittente, hôpitaux et écoles à reconstruire.
Près de trois millions de Syriens sont revenus depuis la fin des combats. Beaucoup découvrent des quartiers en ruines, des maisons occupées ou des titres de propriété inexistants. Les conflits fonciers se multiplient, faisant de la reconstruction un enjeu autant social que matériel.
« Les Syriens respirent, mais la vie quotidienne reste extrêmement difficile », résume une analyste de la région qui s'est confié à l'AFP. En clair, la chute d'Assad a libéré l'espace politique, sans encore améliorer de façon tangible les conditions de vie.
Le retour sur la scène internationale, sous conditions
C'est sur le plan diplomatique que le changement est le plus spectaculaire. En un an, la Syrie est sortie de son isolement. Ambassades rouvertes, visites officielles, contacts avec les grandes puissances : le pouvoir intérimaire a engagé une stratégie active de normalisation.
La rencontre d'Ahmed al-Sharaa avec Donald Trump, première visite d'un dirigeant syrien à la Maison-Blanche depuis des décennies, symbolise ce basculement. Mais cette réhabilitation reste conditionnelle. Les incursions israéliennes dans le sud du pays et les équilibres régionaux fragiles rappellent que la souveraineté syrienne demeure partielle.
Une transition ouverte, sans trajectoire claire
Un an après la chute de Bachar el-Assad, la Syrie a incontestablement tourné une page de son histoire. Mais elle n'a pas encore écrit la suivante. « La Syrie a fait des pas de géant en un an, et en même temps aucun problème fondamental n'a été réglé », résume Anthony Samrani. Entre stabilisation autoritaire, lente reconstruction institutionnelle et risques de dérapages locaux, le pays avance sans boussole clairement définie.
La question centrale reste entière : la Syrie saura-t-elle transformer la fin d'une dictature en fondation durable d'un État légitime, ou la transition se figera-t-elle dans un entre-deux instable ? À l'aube de 2026, l'avenir syrien demeure ouvert… et profondément incertain.
* Maceo Ouitana est journaliste et collaborateur de la FEMO
